Peu après son élection à la présidence des États-Unis, Donald Trump a annoncé, le 21 janvier 2025, un investissement privé de 500 milliards de dollars pour le développement des infrastructures en intelligence artificielle. Ce projet d’envergure, baptisé « Stargate », sera financé par SoftBank, OpenAI et Oracle, trois leaders du secteur des nouvelles technologies. En réaction à cette annonce, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a dévoilé le 11 février, lors du Sommet sur l’IA à Paris, le lancement d’« InvestAI », un plan de 200 milliards d’euros destiné à soutenir les investissements dans l’intelligence artificielle. Ce montant comprendra 150 milliards d’euros d’investissements privés, auxquels s’ajouteront, entre autres, 20 milliards d’euros de financements publics destinés à la création d’usines IA. L’ambition est clairement affichée : faire de l’Europe un continent de l’intelligence artificielle, à travers un partenariat public-privé d’envergure, équivalent à celui du CERN mais dédié à l’IA. Outre l’autonomie stratégique dans le domaine militaire, longtemps revendiquée, l’Union européenne se fixe désormais un objectif d’indépendance numérique afin de se libérer de la dépendance aux blocs concurrents que sont les États-Unis et la Chine. La course à l’IA est lancée. Le retard à combler est important, mais l’Europe dispose aujourd’hui d’une véritable opportunité, renforcée par certains événements récents, pour se repositionner dans cette compétition mondiale. Toutefois, de nombreux enjeux et obstacles pourraient freiner cet élan ambitieux, laissant certains s’interroger sur la faisabilité d’une réelle autonomie numérique du Vieux Continent en matière d’intelligence artificielle.
Les usines d’IA seront de véritables écosystèmes rassemblant l’ensemble des ressources nécessaires au développement de modèles d’intelligence artificielle, de leur conception jusqu’à leur mise sur le marché. En pratique, ces infrastructures regrouperont des superordinateurs dotés de plusieurs dizaines de milliers de microprocesseurs, des centres de stockage de données, un réseau Internet à très haut débit, ainsi qu’un personnel hautement qualifié dans le domaine de l’IA. La Commission européenne entend mettre ces usines au service des startups, des PME, mais également des acteurs publics, dans le but de favoriser la création d’applications d’IA conformes aux normes éthiques et aux exigences de protection de la vie privée propres à l’Europe. Les modèles développés au sein de ces structures seront encadrés par la législation européenne, notamment par le Règlement général sur la protection des données (RGPD), par le règlement sur l’intelligence artificielle, l’AI Act, adopté en 2024, ainsi que par la Déclaration sur une intelligence artificielle inclusive et durable pour les peuples et la planète, signée le 11 février 2025 par une soixantaine d’États et organisations, dont l’Union européenne.
Un premier investissement d’un montant total de 1,5 milliard d’euros pour la création de sept usines d’IA, dont le déploiement est prévu à partir de 2026, a été annoncé en décembre 2024. De nouveaux superordinateurs seront installés en Allemagne, en Suède, en Italie, au Luxembourg et en Finlande, tandis que deux autres usines d’IA résulteront de la modernisation d’infrastructures existantes en Grèce et en Espagne. En mars 2025, la Commission européenne a annoncé la création de six usines supplémentaires, pour un investissement de 485 millions d’euros, dont une implantée en France. Le financement de ces usines proviendra principalement de programmes européens existants, tels que le programme Europe numérique (Digital Europe Programme), Horizon Europe ou encore InvestEU. Ce premier effort a été renforcé par une promesse d’investissement supplémentaire de près de 20 milliards d’euros pour la création de quatre « giga-usines » d’IA, chacune équipée de 100 000 microprocesseurs — soit quatre fois plus que les usines susmentionnées.
Une fois les usines et giga-usines d’IA déployées, les capacités de l’Union européenne en matière d’innovation dans le domaine de l’intelligence artificielle seront considérablement renforcées. Ces infrastructures devraient soutenir la recherche et le développement de technologies d’IA européennes, avec des applications dans l’ensemble des secteurs — financier, éducatif, industriel, ou encore les services. Cependant, plusieurs défis majeurs se profilent à l’horizon. Tout d’abord, l’Union européenne pourrait rencontrer des difficultés d’approvisionnement en microprocesseurs, essentiels au déploiement et au fonctionnement des usines. Le marché est aujourd’hui largement dominé par NVIDIA, et les États-Unis pourraient restreindre davantage l’exportation de ces composants vers l’Europe, afin de consolider leur avance technologique.
Par ailleurs, la réussite de ces projets dépendra de la capacité de l’Europe à attirer les meilleurs talents en intelligence artificielle. Or, le continent fait face à une pénurie de professionnels qualifiés. Selon une étude menée par Next Level Jobs EU, près de 75 % des entreprises européennes ont rencontré des difficultés de recrutement dans le secteur de l’IA en 2023.
Un autre enjeu crucial est celui de l’énergie. D’après l’Agence internationale de l’énergie, une interaction avec une IA générative comme ChatGPT consomme environ dix fois plus d’électricité qu’une recherche Google classique. Or, le coût de l’énergie en Europe reste nettement supérieur à celui observé aux États-Unis. Certaines études estiment que le coût d’installation de data centers y est environ deux fois plus élevé qu’outre-Atlantique. L’Europe devra donc non seulement répondre à une demande énergétique croissante, mais aussi garantir des prix compétitifs pour ne pas freiner l’essor de son écosystème IA.
Dans ce contexte, la France pourrait se retrouver dans une position privilégiée. En tant qu’exportatrice nette d’électricité nucléaire décarbonée, elle bénéficie d’un atout stratégique pour attirer des investissements dans l’intelligence artificielle. Toutefois, la complexité administrative représente un obstacle majeur. Selon le Groupe d’études géopolitiques, il faut actuellement au moins cinq ans pour implanter un data center en France. Une simplification des procédures réglementaires, ou au moins une réduction des blocages administratifs dans des secteurs stratégiques clés, apparaît comme indispensable pour permettre le développement rapide de l’autonomie numérique de l’Europe.
L’annonce de la sortie du modèle R1 de DeepSeek, en janvier, a provoqué une chute de 3 % de l’indice NASDAQ, entraînée par une baisse spectaculaire de 17 % du cours de NVIDIA, soit une perte de plus de 593 milliards de dollars en une seule journée, un record historique.
Cela peut s’expliquer par le fait que DeepSeek a démontré qu’il est possible de développer un modèle d’intelligence artificielle aussi performant que ses équivalents américains, tout en nécessitant une fraction des coûts et de la puissance de calcul habituellement mobilisés. Ce bouleversement remet en question les stratégies d’investissement actuelles dans les infrastructures IA. Cependant, l’arrivée de DeepSeek sur le marché européen soulève plusieurs problématiques en matière de conformité réglementaire, notamment vis-à-vis du Règlement général sur la protection des données (RGPD). En effet, la politique de confidentialité de DeepSeek indique que « nous stockons les informations que nous collectons sur des serveurs sécurisés situés en République populaire de Chine », sans aucune référence au RGPD. Au-delà du RGPD, le modèle de DeepSeek devra également se conformer au AI Act de l’Union européenne, qui entrera en vigueur en août 2025. Cette réglementation imposera aux modèles d’IA à usage général (les modèles open source sont exemptés) des exigences strictes : fourniture d’une documentation technique détaillée, évaluations des modèles, systèmes de suivi des incidents graves, ainsi que des garanties en matière de cybersécurité.
La classification de DeepSeek comme modèle d’IA à usage général, non open-source, est stratégique : elle permet de l’inclure dans le champ d’application du AI Act et d’éviter une « course vers le bas », dans laquelle les entreprises seraient incitées à produire des modèles à bas coût et à grande vitesse, au détriment de la sécurité et du respect de la vie privé.
Les entreprises européennes, quant à elles en majorité, respectent déjà les exigences du RGPD et intègrent dans leurs modèles des pratiques de gouvernance responsable. Leur adaptation au AI Act devrait donc être moins coûteuse. Par ailleurs, les avancées technologiques et les gains d’efficacité démontrés par DeepSeek ouvrent des perspectives : dans un cadre régulé, les acteurs européens de l’IA pourraient ainsi gagner en compétitivité et combler leur retard face aux géants américains et chinois pour une fraction du coût.
Ainsi l’apparition de DeepSeek, combinée aux annonces d’investissement faites par la Commission européenne, représente une grande opportunité pour les entreprises européennes de mobiliser pleinement le capital humain et financier présent sur le continent, afin de le mettre au service de son autonomie numérique. L’Europe dispose des atouts nécessaires pour combler son retard, mais sans un engagement fort, à la fois politique et industriel, elle risque d’être distancée dans la révolution de l’intelligence artificielle.
Stéphane Le Bolloch , Analyste au sein de la Commission des Affaires européennes de l’INAS
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