Robotisation de l’armée de Terre française : défis, coopérations et nouvelles architectures

L’omniprésence grandissante des systèmes robotiques sur le champ de bataille bouleverse l’équilibre opérationnel et industriel des puissances militaires. Si la guerre en Ukraine a souligné l’importance tactique et stratégique des robots autonomes, la France et ses partenaires européens s’emploient à accélérer la transformation robotique de leurs forces terrestres, tout en maintenant leur souveraineté industrielle et en renforçant leurs synergies continentales. La robotisation ne relève plus d’un simple enjeu technologique : elle participe d’un redéploiement doctrinal, industriel et sociétal, où l’intelligence artificielle, le edge computing et l’intégration multi-domaines redéfinissent aussi bien la manœuvre que la résistance aux menaces émergentes.

En 2022, VAB, robots terrestres et drones aériens avaient la mission de reconnaissance. - © Arnaud Woldanski/armée de Terre/Défense

Retour d’expérience, coopérations et dynamiques internationales

Les conflits contemporains, et en particulier le cas ukrainien, agissent comme des laboratoires d’innovation accélérée révélant par exemple la puissance disruptive des essaims de drones autonomes, l’importance centrale de la guerre électronique et de la cyberdéfense, ainsi que l’essor de stratégies de contre-robotisation. En Ukraine, la massification des Unmanned Aerial Vehicle (UAV) et des Unmanned Ground Vehicle (UGV), leur usage intensif en modes « swarming » (coordination autonome de multiples robots) ou « on-the-loop » (supervision humaine de la décision), ainsi que le développement de ruptures GNSS (Global Navigation Satellite System) ou d’attaques par leurrage électronique, dictent un nouveau tempo technologique et appellent des contre-mesures toujours plus adaptatives. Selon les analyses d’Army Technology, l’emploi massif de systèmes UAV serait responsable de 70 à 80 % des pertes humaines observées lors des affrontements directs entre les forces russes et ukrainiennes. Sur le théâtre terrestre, la montée en puissance des UGV constitue un enjeu stratégique majeur : Kiev a ainsi annoncé l’objectif de déployer près de 15 000 robots terrestres d’ici la fin 2025. À titre d’exemple, le Zmiy Droid 12.7 de Rovertech illustre cette dynamique, les UGV étant aujourd’hui essentiels pour les missions de reconnaissance, d’appui au combat, l’évacuation des blessés et le ravitaillement automatisé des unités engagées.

À l’international, la Chine, les États-Unis, ou encore Israël déploient une stratégie d’innovation dynamique et ambitieuse qui leur permet de s’approprier ces nouvelles technologies. Le Department of Defense (DoD) américain mise sur une approche « Multi-Domain Operations » comme le véhicule terrestre autonome Ripsaw M5, ou l’intégration massive d’essaims de drones et d’IA. Leur avance technologique est nette, portée par un budget de défense sans équivalent et une étroite collaboration avec les géants du numérique (Google, Amazon, Microsoft). Leur défi actuel est de réussir à connecter les capteurs de toutes les branches des forces armées via un cloud militaire avec le programme « Joint All-Domain Command and Control » (JADC2). Côté Chinois, Pékin combine des investissements étatiques colossaux, une stratégie de « Military-Civil Fusion » qui lui permet de puiser dans l’innovation du secteur privé, et une approche moins regardante sur les questions éthiques. Elle développe des capacités de « swarming » très avancées et vise la supériorité dans les systèmes autonomes. Israël, leader historique du domaine des drones, excelle dans le développement de systèmes éprouvés au combat, avec une forte culture du retour d’expérience. Leurs solutions sont souvent modulaires et conçues pour une interopérabilité étroite avec les plateformes existantes. Les drones tactiques de combat comme le LANIUS (drone d’assaut urbain capable d’évoluer en milieu confiné) et le Jaguar (véhicule terrestre robotisé de reconnaissance et de logistique) se distinguent par leur modularité, leur interopérabilité immédiate avec les unités existantes et leur conception pragmatique, directement inspirée des retours d’expérience du terrain. Face à cette pression internationale, plusieurs chantiers s’imposent. D’abord, privilégier des systèmes robustes, interopérables et perfectibles, plutôt que des robots parfaits mais qui n’arriveront jamais à temps. Ensuite, faire de la résilience face au brouillage et aux cyberattaques une priorité absolue, au même titre que la performance. Cela suppose comme nous allons le voir de construire une véritable Europe de la défense robotique en dépassant les rivalités industrielles court-termistes pour mutualiser nos talents et nos ressources.

La robotisation de l’armée de Terre française : doctrine, architecture et massification technologique

La France ambitionne de disposer, d’ici 2040, d’une armée dont une part significative des capacités sera robotisée. Pour concrétiser cette trajectoire, la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2024-2030 prévoit un investissement de 5 milliards d’euros dédié au développement de la filière « Drones et robots », soutenant ainsi l’adaptation capacitaire des forces terrestres au combat de demain. L’armée de Terre, précurseur sur ce sujet, n’a pas attendu cette LPM pour engager résolument une démarche d’innovation, visant à accroître sa supériorité opérationnelle dans l’environnement aéroterrestre. Ainsi, depuis 2018, le BattleLab Terre réunit industriels, chercheurs et militaires pour recenser les besoins opérationnels, prototyper des solutions et accélérer le transfert vers les unités. En août 2023, cette stratégie d’innovation s’est structurée avec la création du Centre de Conception des Forces (CCF), placé sous l’autorité du chef d’état-major de l’Armée de Terre (CEMAT). Le CCF regroupe l’ancien Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), la Section Technique de l’Armée de Terre (STAT), qui pilote le BattleLab, et a vocation à devenir le pôle de convergence de la doctrine, de l’innovation technologique, de l’expérimentation et de la formation militaire supérieure. Parmi les initiatives majeures menées conjointement par le CCF et l’Agence ministérielle pour l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD), le projet Pendragon illustre de façon tangible l’intégration progressive de la robotisation. Ce programme prévoit le déploiement, à l’horizon 2027, d’une première unité constituée d’une vingtaine de robots terrestres et aériens interconnectés, pilotés par Intelligence Artificielle (IA), afin d’accomplir des missions complexes de reconnaissance et de projection sur le terrain.

La robotisation française s’ancre ainsi dans un double mouvement. D’un côté, l’accélération de l’intégration numérique est portée par des programmes tels que SCORPION (Synergie du Contact Renforcée par la Polyvalence et l’Info valorisatiON), la doctrine MUM-T (Manned-Unmanned Teaming) et le développement du edge computing embarqué. De l’autre, elle affirme une ambition souveraine avec une BITD forte, privilégiant l’intégration de modules IA propriétaires, de capteurs multispectraux et de bus durcis certifiés pour les environnements contestés. Un exemple concret de cette intégration est le modèle SCORPION, qui assure l’interconnexion des plateformes habitées (Griffon, Jaguar, Serval) et non-habitées (mules robotisées, UGV, drones), via la fusion avancée des flux de capteurs (LIDAR, IR, radar tactique) et une chaîne data-centric opérant en edge computing. Cette architecture permet la remontée instantanée et l’analyse en temps réel des environnements opérationnels, optimisant ainsi l’aide à la décision au sein du convoi : repérage dynamique des menaces, allocation adaptative des ressources, anticipation logistique et tactique, orchestration multi-plateformes par séquences automatisées. Le groupe NEXTER, désormais KNDS France, s’est affirmé comme un acteur de référence dans la conception et la production de robots militaires, avec une gamme étendue de solutions déployées aussi bien sur le territoire national qu’à l’international. Parmi ses produits phares, la série NERVA offre des plateformes compactes (de 3 à 12 kg), optimisées pour les missions de reconnaissance, de surveillance et d’appui au déminage ; près de 56 unités ont été intégrées dans les rangs de l’Armée de Terre entre 2019 et 2020, tandis que d’autres exemplaires ont rejoint les forces américaines, italiennes ou espagnoles. Ce dynamisme industriel s’accompagne d’une scène entrepreneuriale particulièrement active. Shark Robotics, jeune entreprise rochelaise fondée en 2016, illustre ce renouveau : avec une levée de fonds de 10 millions d’euros en 2024, elle propose une gamme innovante de robots terrestres. Le Barakuda, robot « mule » téléopéré, assure le transport autonome de matériel, l’évacuation des blessés et le soutien logistique sur le terrain. Le Colossus, déployé récemment auprès des forces ukrainiennes, se distingue par sa polyvalence : extinction d’incendies, évacuation de personnels, transport de charges lourdes, ou ouverture de portes et de murs en environnement hostile.Cet ensemble de compétences et de réalisations, porté par des industriels majeurs et un tissu de start-up innovantes, positionne la France au premier plan dans le domaine de la robotisation militaire moderne.

Les leviers d’une coopération entre la France et l’Europe en matière de robotique militaire

La stratégie de robotisation de l’armée de Terre française s’inscrit aujourd’hui dans une logique indissociable de coopération européenne, tant l’ampleur et la complexité des défis à relever nécessitent une mutualisation des ressources, des expertises et des investissements entre États membres. Cette coopération de développement s’articule autour de trois axes. Tout d’abord, la mise en place d’une collaboration structurée entre les grands industriels et les écosystèmes d’innovation européens est nécessaire pour atteindre des standards de performance, de fiabilité et de résilience à la hauteur des exigences du champ de bataille futur. Les robots militaires devront être capables, à l’horizon 2040, d’évoluer de façon autonome dans des milieux multidimensionnels et dégradés. Ensuite, des synergies industrielles et une répartition concertée des efforts financiers devront offrir une possibilité d’accélérer l’accès à des capacités robotiques de haut niveau, tout en optimisant l’efficience économique de chaque programme structurant. Il s’agira idéalement de mutualiser les coûts croissants de recherche et de développement, « Non Recurring Costs » (NRC) et « Non Recurring Engineering » (NRE), ainsi que les coûts de production et de Maintien en condition opérationnelle (MCO) de ces systèmes complexes. Enfin, l’interopérabilité des systèmes restera le dernier pilier à mettre en place. En l’absence d’une architecture collaborative prévue dès la conception, le déploiement de robots issus de différentes nations sur un même théâtre d’opérations risquerait de générer une segmentation des flux de renseignement, une limitation de la collecte et du traitement des données tactiques, et in fine une perte de résilience face aux menaces. Garantir l’interopérabilité de ces systèmes, tant au niveau matériel que logiciel, suppose donc une coopération étroite et continue entre concepteurs, producteurs et utilisateurs européens. La gouvernance multi-niveaux et la mutualisation des R&D sont indissociables de l’objectif final : doter les forces d’outils robustes, résilients et interconnectés, tout en relevant les défis posés par la rapidité d’industrialisation et la pression concurrentielle internationale.

Toutefois, cette convergence technologique et industrielle ne saurait produire ses pleins effets sans l’établissement d’une doctrine européenne commune. Ainsi, les chantiers de standardisation, de certification des modules IA, de création de « kill-switch » réglementaires doivent s’inscrirent dans une dynamique de convergence et d’harmonisation européenne. Pour rappel, on définit un kill-switch comme un dispositif matériel ou logiciel permettant de désactiver à distance et immédiatement un système robotique en cas de défaillance, de piratage ou de comportement imprévu. À l’heure actuelle, la position de la France en matière d’éthique se veut équilibrée et pragmatique. La doctrine française exclut les systèmes létaux autonomes (SLA) et impose un superviseur humain « dans la boucle » (mode on-the-loop). Les robots doivent être conçus comme des outils d’aide à la décision, sans délégation de l’engagement létal. L’Agence de l’innovation de défense (AID) et le BattleLab intègrent par exemple des comités d’éthique dès la phase de R&D, avec une traçabilité des décisions algorithmiques. Ainsi le projet Pendragon prévoit des « kill-switch » matériels et logiciels, et des protocoles de validation humaine pour toute action offensive. La priorité reste la protection du soldat sans renoncer au respect du droit international humanitaire. L’Europe affiche la même position restrictive sur les Systèmes Létaux Autonomes (SLA), en insistant sur le contrôle humain significatif comme principe intangible. L’UE plaide pour l’élaboration de normes internationales contraignantes dans ce domaine.

Robotisation des armées : quels sont les programmes et initiatives franco-européennes ?

A travers les enseignements tirés des opérations récentes, la robotisation des forces armées s’inscrit de fait dans cette dynamique européenne portée par la mutualisation des investissements et des programmes collaboratifs. Deux instruments structurants pilotent ce mouvement : le Fond Européen de Défense (FED), doté de 7,9 milliards d’euros pour 2021-2027 (dont 2,6 milliards pour la recherche et 5,3 milliards pour le prototypage et les capacités), et l’Agence Européenne de Défense (AED), véritable tête de réseau pour la coopération européenne en défense. En complément, le programme EUDIS (EU Defence Innovation Scheme), le Business Accelerator lancé en 2025 et le Hub for EU Defence Innovation (HEDI) stimulent l’expérimentation, la création de start-ups et la co-création technologique sur le segment robotique.

La France se positionne comme un acteur clef dans cet écosystème, s’impliquant fortement dans plusieurs programmes d’excellence. Aux côtés de l’Allemagne depuis 2017, elle travaille au développement du Main Ground Combat System (MGCS), en partenariat avec KNDS et Rheinmetall. L’ambition est de concevoir un véritable « système de systèmes », c’est-à-dire un écosystème interconnecté où l’intelligence artificielle et la robotique avancée sont au cœur des opérations collaboratives. Dans le même esprit, le programme iMUGS (Integrated Modular Unmanned Ground System) réunit, depuis 2020, la France et six autres États européens (dont l’Estonie, la Belgique et l’Allemagne) pour développer des plateformes modulaires robotisées multi-missions (reconnaissance, soutien logistique, appui tactique etc.), validées lors de démonstrations conjointes à Versailles en 2022 (Safran, Nexter). Le télépilotage avancé, l’autonomisation des plateformes, l’interopérabilité renforcée et le développement du manned-unmanned teaming constituent les axes structurants des dispositifs européens actuels. L’entrée en phase 2 du programme iMUGS en 2024, associée à un financement additionnel du FED de 50 millions d’euros, ouvre la voie à une montée en puissance technologique.  L’expansion des capacités robotiques, l’intégration de modules IA, et la validation opérationnelle sur des scénarios complexes tels que la collecte automatisée du renseignement, l’évacuation assistée des blessés et le réapprovisionnement logistique sur le théâtre d’opérations sont essentiels pour gagner rapidement en maturité opérationnelle. L’objectif affiché, pour iMUGS, et les autres programmes majeurs européens comme MGCS est d’atteindre un niveau de maturité technologique (TRL 7-8) d’ici 2028-2030, permettant un passage à l’industrialisation et une utilisation opérationnelle sur le terrain. Les plans de développement européens, les rapports institutionnels et les publications des consortiums industriels appuient cette ambition et précisent les échéances de certification retenues à l’échelle du continent. Ces initiatives majeures visent la standardisation des systèmes de commandement et de conduite (C2), favorisent l’interopérabilité tactique, et instaurent une dynamique d’expérimentation partagée, notamment à travers des démonstrations associant plusieurs pays ou industriels et des validations au sein de dispositifs français d’innovation comme le BattleLab.

Les défis structurels de la coopération franco-européenne dans le domaine des robots militaires

Toutefois la collaboration entre la France et ses partenaires européens dans le domaine des robots militaires se heurte à plusieurs verrous structurels, principalement liés aux enjeux de souveraineté et de compétitivité industrielle. La France, historiquement attachée à la préservation de sa souveraineté stratégique, s’appuie sur une Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) nationale qui vise la maîtrise complète des technologies critiques, limitant ainsi toute dépendance extérieure. Cette posture, si elle garantit une capacité d’action autonome et une puissance militaire affirmée, peut parfois être perçue comme une réserve, voire un manque d’ouverture par ses partenaires européens. Par ailleurs, la coopération européenne pâtit d’une compétition persistante entre industriels, qui privilégient trop souvent une logique concurrentielle au détriment d’une coordination ambitieuse. Cette fragmentation fragilise la cohésion de l’offre européenne, notamment face à des compétiteurs mondiaux mieux structurés. L’exemple du programme MGCS est révélateur : en raison de divergences entre la France et l’Allemagne sur la propriété intellectuelle et la répartition des tâches industrielles, le projet a connu de nombreux retards et blocages. Programmée à l’origine pour les années 2030, l’entrée en service du MGCS n’est désormais envisagée qu’entre 2040 et 2045. Face à ces obstacles, la France doit impérativement renforcer la solidité et la crédibilité de ses alliances européennes pour rester à la pointe de la robotisation de ses forces terrestres. Le discours présidentiel du 20 janvier 2025, appelant à un « choc de souveraineté et de productivité » en Europe, illustre cette ambition : il s’agit de construire des capacités de défense indépendantes des États-Unis en valorisant une préférence continentale, sans remettre en cause l’appartenance à l’OTAN. Le développement conjoint de robots militaires apparaît alors comme une opportunité stratégique majeure pour renforcer à la fois la sécurité collective et la compétitivité de l’industrie européenne. Pour faire advenir cette ambition, Paris devra transformer les rivalités industrielles et les enjeux de souveraineté nationale en leviers de coopération stratégique : harmonisation des politiques de défense, mutualisation des investissements, coordination accrue des programmes et des centres d’excellence. Ce n’est qu’au prix de cette convergence que la France et l’Europe pourront faire de la robotisation militaire un vecteur réel de puissance et de résilience, soutenant l’autonomie stratégique collective à l’horizon 2040.

La trajectoire de la robotisation de l’armée de Terre française impose un saut qualitatif et quantitatif, appuyé par une doctrine agile, un tissu industriel solide et des coopérations européennes ambitieuses. Face aux ruptures technologiques, à l’accélération des cycles d’innovation et à la compétition internationale, la France, en assumant un rôle fédérateur, peut transformer son ambition robotique en leadership capacitaire intégré au service de la résilience collective et de la supériorité opérationnelle.

Valentin Aubert, Jeanne Roziers & Christophe Guiraud, Commission Innovation de Défense de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :