Quand la lutte anticorruption entrave la souveraineté industrielle : le cas Alstom et l’extraterritorialité du droit américain

L’extension transnationale de normes juridiques est devenue l’un des marqueurs saillants de la mondialisation juridique. Si le droit a toujours circulé au-delà des frontières nationales, l’ampleur actuelle est d’un autre ordre : certaines puissances revendiquent la compétence pour poursuivre des personnes ou des sociétés étrangères pour des faits commis hors de leur territoire, sur la base de liens parfois ténus, mais juridiquement recevables (usage du dollar, transit de courriels par des serveurs américains, présence d’une filiale soumise au droit fédéral, etc.). On parle alors d’ “extraterritorialité”, phénomène qui bouscule la souveraineté classique et crée, en filigrane, un déséquilibre structurel et croissant dans les relations juridiques internationales. Depuis la fin des années 1970, Washington a patiemment bâti un édifice normatif à portée globale,  Foreign Corrupt Practices Act (“FCPA”), Patriot Act, Cloud Act, autorisant une projection juridique bien au-delà des frontières. Officiellement, il s’agit de lutter contre des maux transnationaux (corruption, blanchiment, terrorisme, prolifération nucléaire), mais la frontière peut parfois s’avérer ténue entre éthique universelle et stratégie géoéconomique : l’outil juridique devient ainsi un levier d’influence.

Les États-Unis ne sont pas seuls à recourir à ces techniques, mais leurs effets se font sentir, très concrètement, sur les entreprises européennes. Celles-ci se voient ainsi infliger amendes massives, accords de poursuite différée, obligations de conformité parfois des milliards de dollars. Certaines en ressortent affaiblies, jusqu’à devenir des cibles d’acquisition. L’affaire Alstom, marquée par l’arrestation en 2013 de Frédéric Pierucci dans une enquête du Department of Justice (“DOJ”), est devenue, en France, l’illustration la plus commentée de ces dynamiques. Derrière les mots d’ordre de transparence, beaucoup y ont vu les mécanismes d’une “guerre économique” silencieuse.

L’affaire Alstom met ainsi en exergue l’ambivalence de l’extraterritorialité américaine : outil de justice transnationale prétendant sanctionner des atteintes globales, ou instrument de projection de puissance substituant la souveraineté normative à la force armée ? En mobilisant la menace juridique, les accords transactionnels et le contrôle des flux financiers, produit-elle une protection effective des biens normatifs globaux, ou bien entérine-t-elle un unilatéralisme régulé où l’accès au dollar et aux marchés vaut juridiction ? L’hypothèse directrice est celle d’un droit “sans frontières” mais à sens unique, dont l’asymétrie structurelle interroge la réciprocité, la légitimité, et transforme l’accès au dollar et aux marchés en levier qui borne les négociations et marginalise les coopérations hors du giron américain. Au-delà des sanctions, l’effet dissuasif est réel : des coopérations industrielles souveraines, notamment avec des partenaires extra-occidentaux, sont entravées, quand elles ne sont pas abandonnées. Le cas Alstom montre ainsi comment une trajectoire de coopération technologique internationale, marquée par l’absence des Etats-Unis à la table des négociations, a été, au moins en partie, déstabilisée par la pression judiciaire.

Fondements juridiques de l’extraterritorialité américaine

L’extraterritorialité du droit américain repose sur un édifice normatif dense, qui autorise l’application du droit fédéral bien au-delà des limites géographiques des États-Unis. Cette capacité juridique est le fruit d’un long processus d’expansion normative, fondé sur la conviction que certains principes, notamment ceux liés à la lutte contre la corruption, le terrorisme ou les menaces économiques, doivent être universellement appliqués, y compris contre des entités étrangères opérant hors sol américain.

Aux fondations de cet édifice se trouve le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), adopté en 1977. Ladite loi fédérale prohibe, pour toute entreprise, américaine ou étrangère, le versement de pots-de-vin à des agents publics étrangers en vue d’obtenir un avantage commercial. L’ambition affichée est morale (rehausser l’éthique des affaires à l’échelle mondiale) ; sa portée effective, on le voit bien depuis vingt ans, est aussi éminemment stratégique. Il suffit d’un ancrage technique, un paiement en dollars, un e-mail ayant transité par un serveur situé aux États-Unis, l’existence d’une filiale soumise au droit fédéral, pour établir un “lien de rattachement” et fonder la compétence des juridictions américaines. La simplicité de ces critères a favorisé une application extensive qui a touché, ces deux dernières décennies, de nombreuses entreprises européennes, asiatiques ou sud-américaines.

Le FCPA plonge ses racines dans le Watergate : une enquête de la “SEC” (Securities and Exchange Commission, organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers) a révélé des paiements illicites, effectués par plus de 400 entreprises américaines, pour un total dépassant 300 millions de dollars. Renforcée en 1988 et 1998, cette loi pionnière est progressivement devenue un instrument à vocation extraterritoriale. Elle comporte deux volets bien distincts : des exigences comptables et de contrôle interne pour les sociétés cotées ; un volet répressif sanctionnant des actes de corruption commis à l’étranger par des personnes physiques ou morales américaines et, crucialement, par des entités étrangères dès lors qu’un lien matériel avec les États-Unis peut être établi (usage du dollar, filiale américaine, etc.). Sont visés non seulement les versements en espèces, mais tout avantage indu (cadeaux, voyages, dons…) destiné à obtenir ou conserver un marché, influencer une décision publique, ou éluder une règle. Les actes réalisés via intermédiaires entrent également dans le champ si le bénéficiaire final est un agent public étranger. Une exception subsiste pour les facilitation payments (faible valeur, simple accélération de démarches), à condition qu’ils soient admis par le droit local ; en pratique, cette marge est étroite et rarement mobilisable. Depuis les années 2000, l’usage du FCPA s’est fortement intensifié, jusqu’à devenir l’un des principaux leviers de l’extraterritorialité judiciaire américaine.

À cette première pierre s’ajoute un ensemble plus large. Le Patriot Act (2001), dans le sillage du 11 septembre 2001, a étendu les pouvoirs de surveillance et d’investigation du gouvernement américain à des entités soupçonnées de liens avec le terrorisme, y compris à l’étranger, et autorise la collecte de données détenues par des sociétés non américaines dès lors qu’un rattachement, fût-il indirect, existe avec les États-Unis.

Le Cloud Act (2018) pousse la logique plus loin encore : les prestataires de services numériques américains doivent fournir, sur demande des autorités, les données de leurs clients, même lorsqu’elles sont hébergées hors du territoire. Par ce canal, les États-Unis projettent une souveraineté numérique au-delà de leur emprise géographique, créant des frictions avec les législations nationales, en particulier en protection des données. Des groupes européens comme Orange ou Altice, actifs aux États-Unis et utilisant des infrastructures américaines, se trouvent de facto exposés : une ordonnance peut requérir un accès à des informations stockées à l’étranger sans passer par l’entraide judiciaire classique. Cette approche heurte le RGPD, qui encadre strictement tout transfert de données personnelles hors UE. L’exemple devenu emblématique est celui des données de santé françaises hébergées par Microsoft : le projet Health Data Hub a cristallisé les tensions. Même hébergées physiquement en France, ces données pourraient, en droit américain, être accessibles aux autorités des États-Unis, d’où des recours devant la CNIL et le Conseil d’État et un débat relancé sur la souveraineté numérique européenne.

Enfin, le régime des sanctions économiques complète l’arsenal. Via l’Office of Foreign Assets Control (“OFAC”) et sur le fondement de l’International Emergency Economic Powers Act (“IEEPA)”, l’administration américaine peut sanctionner des entités étrangères qui contreviennent à des embargos décidés unilatéralement par Washington. Là encore, l’usage du dollar suffit souvent à justifier l’intervention. Plusieurs banques européennes ont ainsi accepté de verser des amendes de plusieurs milliards de dollars pour des opérations visant des États tiers, sans lien direct apparent avec le territoire américain.

Au total, la logique est à la fois simple et redoutablement efficace : dès qu’un fragment d’activité d’une entreprise étrangère touche, même à la marge, l’écosystème américain, les autorités estiment pouvoir agir. Le dollar, les plateformes numériques, les systèmes bancaires internationaux et l’omniprésence technologique des États-Unis fabriquent un environnement juridique quasi ubiquitaire, par lequel la norme américaine s’étire bien au-delà de ses frontières naturelles.

Pratiques judiciaires : compétence étendue et justice négociée

Si l’arsenal législatif fournit aux États-Unis les bases formelles de l’extraterritorialité, c’est bien dans la mise en œuvre judiciaire que s’exprime l’efficacité du dispositif. Deux ressorts dominent, presque toujours en tandem : d’un côté, l’usage extensif de la long-arm jurisdiction ; de l’autre, le recours systématique à la justice négociée.

La long-arm jurisdiction, littéralement la juridiction « à bras long”, autorise un tribunal américain à se déclarer compétent dès lors qu’un lien minimal (“minimum contacts”) peut être établi avec les États-Unis. La jurisprudence, en matière commerciale comme pénale, en a donné une lecture large. Par exemple, un virement en dollars transitant par New York, l’utilisation d’un service numérique américain, parfois un simple passage technique par une infrastructure localisée aux États-Unis, suffisent à créer un point d’ancrage juridictionnel. Dans un environnement où transactions, données et communications traversent en permanence des nœuds américains, la compétence ainsi conçue s’étend donc assez largement.

Cette compétence ne se déploie pas uniquement dans les prétoires. Elle se joue en amont, via des accords de justice négociée, les Deferred Prosecution Agreements (“DPA”). Le schéma est connu : le Department of Justice propose à l’entreprise mise en cause d’éviter le procès en échange cumulativement de la reconnaissance de certains faits, du paiement d’une amende, et d’engagements de réforme interne. L’économie du dispositif, pas de débat pleinement contradictoire, maîtrise du calendrier, forte asymétrie d’information, en a fait la norme des affaires extraterritoriales. Refuser l’accord revient à courir des risques souvent jugés vitaux : amendes massives, exclusion du marché américain, retrait de licences. Peu d’entreprises osent s’y risquer.

Des bornes existent toutefois. Dans United States v. Hoskins (2018), une juridiction fédérale a jugé que Lawrence Hoskins, cadre britannique d’Alstom, ne pouvait être poursuivi au titre du FCPA s’il n’était ni dirigeant, administrateur, employé, agent ou actionnaire agissant pour le compte d’une entité américaine, ni “toute personne” ayant commis un acte aux États-Unis. La cour a, ce faisant, rappelé la présomption contre l’extraterritorialité en l’absence de mandat clair du Congrès. L’arrêt demeure isolé, certes, mais il marque une inflexion : le FCPA n’est pas une norme planétaire par nature.

Au surplus, nombre d’accords s’accompagnent d’une surveillance prolongée : la désignation d’un “monitor” indépendant, souvent choisi parmi d’anciens procureurs ou experts américains, chargé de vérifier pendant plusieurs années la conformité des procédures. Rémunéré par l’entreprise, doté d’un droit de regard étendu sur la gouvernance, le monitoring installe, de fait, une tutelle normative au cœur des organes de direction. Les standards américains se diffusent ainsi durablement, sans que l’entreprise relève à l’origine de la juridiction américaine.

Ces dynamiques ont des effets de chaîne sur la coopération industrielle. Des projets conjoints, R&D, alliances capitalistiques, dans des secteurs sensibles (semi-conducteurs, cloud, aéronautique) sont renégociés, ajournés, parfois abandonnés pour éviter l’exposition. L’incertitude juridique produit une forme d’autocensure : on renonce à un fournisseur, on reconfigure un consortium, on différerait même un transfert technologique par crainte de sanctions secondaires ou d’exigences intrusives de compliance. Les projets euro-américains et euro-chinois sont particulièrement vulnérables ; d’où l’intérêt croissant pour des alliances souveraines (intra-européennes) ou bilatérales extra-occidentales, on pense, par exemple, aux discussions France–Inde dans le nucléaire ou au partenariat France–Japon sur l’hydrogène.

Au total, par le double levier d’une compétence juridictionnelle étendue et d’une justice négociée maîtrisée, les États-Unis parviennent à projeter leur modèle légal à l’échelle mondiale. Un droit présenté comme universel dans ses finalités, mais appliqué dans une asymétrie marquée, jusqu’à devenir, pour le dire sans détour, le bras armé d’une stratégie d’influence globale. Instrument éminemment juridique, oui ; mais inséré, intrinsèquement, dans une stratégie géopolitique et économique plus large.

Le droit comme levier de puissance (lawfare)

L’extraterritorialité américaine s’insère dans une stratégie plus large de domination par le droit, que nombre d’analystes désignent désormais sous le terme de lawfare. En creux, cela suppose une conception extensive du droit international par Washington. Paradoxalement, ce concept naît aux Etats-Unis. D’abord sous la plume du Maj. Gen. Charles J. Dunlap (USAF), après les attentats du 11 septembre 2001, qui le définit comme “l’usage du droit pour accomplir ce qui exigerait autrement la force”. Le terme existe toutefois dès 1975, chez les Australiens John Carlson et Neville Yeomans, antériorité que Dunlap signale lui-même. Dans cet ouvrage, les auteurs comparent la tradition occidentale adversariale à des modes de médiation plus conciliants et, par métaphore, écrivent que “lawfare replaces warfare and the duel is with words rather than swords (la guerre juridique remplace la guerre militaire et le duel se fait avec des mots plutôt qu’avec des épées)”. Dans ce cadre, le Professeur américain de droit international à l’Université de Princeton Richard Falk, propose une grille de lecture devenue courante en distinguant “lawfare positive”, mobilisation du droit international pour la paix et la responsabilité, du lawfare negative, qui consiste en la délégitimation et l’entravement de ces recours. Cette distinction aide à penser, par exemple, l’extraterritorialité du droit américain comme projection de puissance par le droit.

La position nodale des États-Unis dans l’économie mondiale renforce ce pouvoir. Première puissance économique et hégémon numérique (les GAFAM en tête), le pays peut intervenir dans une foule de transactions internationales dès lors qu’un critère de rattachement à son territoire est identifiable. Cette capacité s’exerce notamment via le système bancaire international : les banques centralisent couramment leurs opérations en dollars auprès d’établissements situés aux États-Unis. Résultat : même des flux entre non-américains peuvent être visés parce qu’ils transitent par les États-Unis pour des raisons de compensation (processus qui intervient lorsque plusieurs parties échangent des montants d’argent entre elles). Plutôt que de faire de multiples transactions séparées, la compensation permet de calculer et de ne transférer que les montants finalement dus. Le Department of Justice étatsunien (“DOJ”) sait exploiter cette position, en jouant sur la crainte de procédures longues et coûteuses ; beaucoup d’entreprises renoncent alors à se prévaloir des lois de blocage.

L’arme la plus décisive des États-Unis demeure la centralité du dollar dans la facturation du commerce, le financement et les infrastructures de paiement (banques correspondantes, chambres de compensation), qui multiplie les points d’ancrage juridictionnels pour leurs sanctions et contrôles à portée extraterritoriale. Le tableau évolue toutefois à la marge : l’usage du renminbi dans les règlements transfrontières progresse (CNY porté à environ 3,7 % des paiements entre institutions et ~1,4 % des paiements clients en 2024, soit respectivement une haute de 1,5 pt et de 0,2 pt depuis 2021), mais la devise ne représente encore que quelques pourcents d’un système dominé par le dollar et l’euro. Par ailleurs, l’idée d’un « monopole pétrodollar” garanti par un accord formel avec l’Arabie saoudite ne correspond pas aux faits historiques : il n’existe pas de traité imposant une exclusivité du dollar, même si l’écosystème pétrolier reste largement dollarisé. Au total, on observe une diversification graduelle des circuits de règlement, sans remise en cause immédiate de la primauté du dollar, qui réduit à la marge la prise directe des sanctions américaines et, surtout, renforce les arbitrages de conformité, de financement et de chaîne d’approvisionnement pour les entreprises non américaines. Pour autant, substituer un leader à un autre ne met pas fin à l’hégémonie ; elle en déplace seulement le centre. Nous aurons l’occasion de revenir sur la position chinoise dans un futur article.

Effets économiques pour les entreprises étrangères

L’impact financier de l’extraterritorialité américaine sur les entreprises européennes est, il faut bien le reconnaître, considérable. Le rapport Berger-Lellouchefaisait déjà état de plus de 6 milliards de pénalités acquittées depuis 2008 au titre du FCPA par des sociétés européennes. L’asymétrie frappe : le cumul des amendes infligées à l’ensemble des entreprises américaines resterait inférieur au seul montant payé par BNP Paribas.

Or les amendes ne sont que la partie la plus visible de l’iceberg. Les entreprises supportent des coûts de conformité lourds : réingénierie des processus, formation des équipes, surveillance interne permanente — un chantier organisationnel qui s’installe dans la durée. De nouveau, si ces exigences peuvent sembler inspirées par de nobles intentions, leur mise en perspective révèle parfois l’usage stratégique qui s’y dissimule.

Dès lors, l’application asymétrique du droit américain engendre des distorsions concurrentielles bien réelles. La loi Sapin II, en France, l’illustre à sa manière : elle transpose largement l’esprit des normes américaines, mais pèse d’abord sur les entreprises françaises, à la différence de leurs concurrentes américaines, indiennes ou autres[1]. De là naît un désavantage structurel pour une partie de l’industrie européenne.

L’effet dissuasif est net dans les secteurs stratégiques. Une note de la DGSI, citée dans un documentaire d’Arte, évoque une stratégie de conquête américaine dans l’aéronautique, la santé et la recherche, où des acteurs français feraient l’objet d’actions ciblées par le biais de contentieux. Le cas du Health Data Hub le rappelle : la participation de Microsoft à la centralisation des données de santé françaises a déclenché un vif débat, administratif et public, sur la souveraineté technologique, au point de relancer la recherche de partenaires européens alternatifs.

Face à ces tensions, l’Europe s’emploie à structurer des parades industrielles. Le projet de cloud souverain GAIA-X, les IPCEI (hydrogène, semi-conducteurs) et les instruments dédiés à l’IA (tels que InvestAI ou l’AI Act) visent la construction d’un écosystème technologique commun, moins exposé aux exigences extraterritoriales américaines. En parallèle, la France explore des coopérations bilatérales, avec le Japon, le Canada ou l’Inde, dans l’énergie, les technologies quantiques ou la cybersécurité.

Au bout du compte, l’instrumentalisation du droit comme outil anticorruption, et, plus encore, comme arme économique, montre comment l’extraterritorialité peut affaiblir en amont des cibles avant acquisition. L’affaire Alstom en fournit une illustration emblématique : au-delà du contentieux lui-même, c’est tout un itinéraire de coopérations industrielles et technologiques, pensé pour desserrer l’emprise hégémonique américaine, qui s’est trouvé brisé.

 

Affaire Alstom-GE : anatomie d’un risque stratégique et emblématique de "guerre économique”

L’un des marqueurs de cette extraterritorialité, ayant rendu commun ce concept en France est l’affaire Alstom, qui s’ouvre en 2013, avec l’arrestation, aux États-Unis, de Frédéric Pierucci, cadre dirigeant de la branche énergie du groupe, alors en déplacement professionnel. Il est inculpé au titre FCPA pour des faits allégués de corruption en Indonésie portant sur un contrat secondaire. Très vite, le lien de rattachement avec la juridiction américaine, pour le moins ténu, interroge la finalité exacte de la procédure menée par le DOJ. F. Pierucci passera plus d’un an en détention avant une libération sous caution, bien qu’il ne soit ni citoyen américain ni salarié d’une entreprise américaine.

Selon ce cadre, au même moment, Alstom travaille un projet stratégique d’ampleur : rapprochement avec un acteur chinois de l’énergie, transfert du siège vers Singapour, et, côté ferroviaire, consortium russo-français. L’idée est claire : bâtir un champion eurasien tourné vers les marchés émergents, avec une capacité accrue de production, de R&D et de conquête commerciale. Environ 8 000 salariés auraient été concernés par cette trajectoire, pensée comme une sortie partielle de la sphère transatlantique.

Ce scénario a manifestement suscité des inquiétudes côté américain. Plusieurs analyses soutiennent que l’arrestation de Pierucci et l’ouverture coordonnée de l’enquête du DOJ ont contribué à gripper le projet, par un faisceau de pressions judiciaires, réputationnelles et diplomatiques. En fragilisant l’équipe dirigeante et en installant un climat d’incertitude, la procédure a réduit la marge de manœuvre d’Alstom dans ses négociations. General Electric s’est alors positionné très vite quelques temps après les premiers développements de l’affaire FCPA, puis la cession de la branche énergie en mai 2014 pour 12,4 milliards d’euros. La chronologie nourrit le soupçon d’une interférence politico-judiciaire destinée à éviter l’émergence d’un concurrent industriel hors du bloc occidental. Augustin de Colnet, conférencier français en intelligence économique ; évoque même une collusion d’intérêts entre GE et le DOJ, rappelant qu’Alstom serait la cinquième entreprise étrangère rachetée par GE après des sanctions extraterritoriales.

L’inquiétude est d’autant plus aiguë qu’elle touche au cœur de la souveraineté énergétique. Les turbines Arabelle, éléments clés de l’îlot conventionnel des centrales françaises, notamment pour les EPR, figuraient dans le périmètre cédé à General Electric lors de l’acquisition des activités énergie d’Alstom en 2015, plaçant fabrication et maintenance sous le contrôle d’un groupe américain. L’État a ceint ce périmètre sensible au moyen de GEAST (siège au conseil et droit de veto), reconnaissant explicitement la nature stratégique de ces actifs. En mai 2024, EDF a repris ces activités nucléaires de GE Vernova (hors Amériques), rebaptisées Arabelle Solutions, afin de réinternaliser des capacités jugées critiques. Au-delà du symbole, un tel transfert reconfigure durablement les chaînes de décision et d’approvisionnement : il pose frontalement la question de la maîtrise nationale d’infrastructures sensibles, et des délais nécessaires pour la rétablir.

Au-delà de la dimension industrielle immédiate, l’échec du rapprochement transcontinental avec la Chine et la Russie marque une rupture géoéconomique : selon les estimations alors avancées, l’opération aurait permis à Alstom de porter ses technologies dans une part substantielle du parc mondial des centrales électriques mondiales et d’offrir une solution de substitution crédible au duopole GE–Siemens. Sa disparition, sous pression judiciaire américaine, illustre la puissance du droit comme instrument de régulation, et de dissuasion, des trajectoires industrielles globales, en particulier lorsqu’elles s’écartent de l’ordre techno-économique dominé par les États-Unis.

L’affaire Alstom concentre ainsi, presque à elle seule, plusieurs traits d’une conflictualité internationale nouvelle, où le droit devient instrument de compétition stratégique entre puissances industrielles. Dans cette perspective, l’extraterritorialité américaine n’apparaît plus comme la simple application de normes anticorruption « universelles”, mais comme un mode opératoire de lawfare, une guerre menée par le droit, au service d’objectifs économiques et géopolitiques.

Plusieurs indices nourrissent cette lecture. D’abord, l’asymétrie des poursuites : là où des entreprises américaines sont rarement inquiétées par des États tiers avec une intensité comparable, des groupes européens, les français en particulier, reviennent régulièrement dans le viseur des autorités américaines. Frédéric Pierucci décrit un système où la norme éthique sert de paravent à un « piège” géopolitique, enclenché moins par l’infraction elle-même que par des trajectoires industrielles jugées menaçantes pour les intérêts stratégiques des États-Unis.

Ensuite, la chronologie et les modalités de la cession d’Alstom renforcent le soupçon. Le rapport Gauvain (2019) souligne que la vente de la branche énergie n’a pas résulté d’une planification interne mûrie, mais s’est opérée sous pression, dans un climat d’instabilité alimenté par l’enquête judiciaire. La déconstruction du projet de coopération sino-russo-française n’apparaît pas comme un simple dommage collatéral : c’est un effet tangible de la séquence, une alliance potentiellement concurrente du duopole GE–Siemens a été dissuadée, neutralisée, puis absorbée dans l’orbite américaine.

Enfin, le cas met à nu l’écart entre les discours d’une mondialisation supposée coopérative et la pratique réelle des rapports de force dans les filières stratégiques. Sous l’apparente neutralité des normes anticorruption se lit une instrumentalisation différenciée du droit, au bénéfice des acteurs capables de projeter leur souveraineté normative au-delà de leurs frontières.

À ce titre, l’affaire Alstom ne relève pas seulement de l’exception : elle modélise une forme d’intervention économique déguisée, où l’État américain, via le DOJ, agit comme facilitateur de l’expansion de ses entreprises stratégiques à l’étranger. Une dynamique qui contraint la capacité des États européens à nouer librement des coopérations technologiques et industrielles avec des puissances non alignées, et qui fonctionne, pour ainsi dire, comme un verrou invisible sur la souveraineté économique, tout particulièrement dans l’énergie, le numérique et la défense.

Face à ces constats, un ensemble de mesures s’impose — au niveau national comme européen — afin de préserver l’autonomie stratégique, de sécuriser les alliances industrielles et d’assurer un cadre équitable à la coopération technologique.

1) Muscler les défenses juridiques des entreprises européennes

  • Mettre sur pied un mécanisme européen d’appui extraterritorial réunissant juristes, diplomates et spécialistes du droit international, capable d’accompagner les entreprises visées par des enquêtes dans des pays tiers ;
  • étendre et opérationnaliser les lois de blocage, en France (loi de 1968, modifiée en 2022) et au niveau de l’UE £££, afin d’interdire la transmission de documents sensibles en dehors d’un cadre multilatéral ;
  • mobiliser pleinement le règlement (CE) n° 2271/96 pour neutraliser les effets secondaires des sanctions extraterritoriales américaines sur les entités europé

 

2) Bâtir une stratégie européenne de souveraineté industrielle

  • Doter l’échelon européen de fonds d’investissement dédiés aux filières stratégiques exposées aux opérations hostiles, à l’image du plan InvestAI ;
  • soutenir l’essor de champions souverains dans les secteurs sensibles (nucléaire, IA, cloud, énergie, télécommunications) via des co-entreprises transnationales bénéficiant d’un blindage juridique au niveau de l’UE ;
  • déployer une diplomatie industrielle avec des États tiers non alignés (Inde, Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique latine) dans des cadres contractuels extérieurs aux juridictions anglo-saxonnes.

 

3) Rééquilibrer les normes de la coopération internationale

  • Plaider, au sein de l’OCDE et de l’OMC, pour une réforme des régimes de compliance garantissant réciprocité, transparence et impartialité procédurale ;
  • proposer un cadre multilatéral de régulation de l’extraterritorialité, adossé à des garanties procédurales et à des mécanismes de médiation interétatiques (sur le modèle de l’Organe de règlement des différends de l’OMC) ;
  • promouvoir une DPA européenne (justice négociée) afin d’offrir une alternative crédible aux entreprises, plutôt que de les laisser dépendre de juridictions étrangères faute de solution interne.

 

4) Sécuriser les coopérations technologiques sensibles

  • établir un cadre européen de contractualisation des coopérations R&D/industrielles sensibles, protégeant les échanges inter-entreprises et la confidentialité des données partagées au sein des consortiums ;
  • développer des plates-formes sécurisées de négociation entre entreprises européennes et partenaires hors UE, hébergées sur des infrastructures souveraines (par exemple GAIA-X), pour limiter l’exposition aux exigences extraterritoriales.

 

Au terme de cette étude, une ambivalence s’impose. D’un côté, l’arsenal américain (FCPA, Patriot Act, mécanismes OFAC, etc.) se donne comme la traduction d’une éthique des affaires mondialisée : sanctionner la corruption où qu’elle se niche, quels qu’en soient les acteurs. De l’autre, sa mise en œuvre révèle des asymétries persistantes : les entreprises non américaines, en particulier européennes, supportent l’essentiel du coût, au point que l’outil de justice transnationale se transforme en levier d’influence géoéconomique. Le cas Alstom fait figure de cas d’école : sous le vernis de la conformité et de la transparence, la dynamique contentieuse a convergé avec des intérêts industriels américains, fragilisant un fleuron stratégique européen et conduisant à un démantèlement partiel au profit d’un concurrent des États-Unis.

La leçon est claire, et un peu rugueuse : sans garde-fous multilatéraux, l’extraterritorialité glisse vite vers un unilatéralisme normatif, où la puissance dominante impose ses règles et en retire un avantage compétitif. D’où les pistes avancées dans cet article, renforcer les défenses juridiques, sécuriser les coopérations industrielles, bâtir des alliances vraiment souveraines, qui relèvent moins du confort intellectuel que d’un rattrapage stratégique attendu. Plus largement, c’est un principe de réciprocité et d’équilibre qu’il faut remettre au centre du jeu : si le droit se mondialise, encore faut-il qu’il le fasse à parité.

Ce constat appelle des prolongements, pratiques, bien sûr, mais aussi académiques. Sur le plan géopolitique, une question demeure : à mesure que d’autres pôles de puissance s’affirment (la Chine, pour n’en citer qu’un), assiste-t-on à l’émergence d’extraterritorialités concurrentes capables d’éroder l’hégémonie juridique américaine, ou bien le droit des États-Unis conservera-t-il, quasi seul, sa position de « gendarme économique” mondial ? On peut également s’interroger sur le risque de l’avènement d’un nouveau champion, reproduisant les mêmes écueils sous une autre bannière.

L’Union européenne fait ainsi face à un dilemme désormais aigu : faut-il justement assumer une extraterritorialité offensive, au risque de reproduire ce qu’elle a longtemps critiqué , ou promouvoir un alter-modèle fondé sur le multilatéralisme, la négociation et la co-élaboration de normes communes ? C’est une question de stratégie, mais aussi de valeurs.

Sur le plan académique, l’analyse gagne à croiser les approches : juridiques, naturellement ; historiques (la genèse longue de l’extraterritorialité) ; économiques (effets sur les échanges, l’investissement, l’innovation) ; théoriques, enfin, autour des notions de lawfare et de souveraineté numérique. Cette pluralité de regards évite les oppositions trop simples et éclaire les mécanismes concrets par lesquels le droit devient un instrument de puissance.

En définitive, la lutte anticorruption à l’ère de la mondialisation apparaît comme un champ de tension entre valeurs universelles et rapports de force nationaux. Trouver l’équilibre, une coopération internationale réellement efficace contre la corruption, sans sacrifier une souveraineté économique équitable, constituera, dans les années à venir, un défi majeur. L’affaire Alstom en aura été l’un des signaux d’alerte les plus éloquents.

 

Maxime Gaulhet, Vice-président de la Commission des coopérations technologiques et industrielles de l’INAS

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Le droit comme levier de puissance (lawfare)

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