L’un des marqueurs de cette extraterritorialité, ayant rendu commun ce concept en France est l’affaire Alstom, qui s’ouvre en 2013, avec l’arrestation, aux États-Unis, de Frédéric Pierucci, cadre dirigeant de la branche énergie du groupe, alors en déplacement professionnel. Il est inculpé au titre FCPA pour des faits allégués de corruption en Indonésie portant sur un contrat secondaire. Très vite, le lien de rattachement avec la juridiction américaine, pour le moins ténu, interroge la finalité exacte de la procédure menée par le DOJ. F. Pierucci passera plus d’un an en détention avant une libération sous caution, bien qu’il ne soit ni citoyen américain ni salarié d’une entreprise américaine.
Selon ce cadre, au même moment, Alstom travaille un projet stratégique d’ampleur : rapprochement avec un acteur chinois de l’énergie, transfert du siège vers Singapour, et, côté ferroviaire, consortium russo-français. L’idée est claire : bâtir un champion eurasien tourné vers les marchés émergents, avec une capacité accrue de production, de R&D et de conquête commerciale. Environ 8 000 salariés auraient été concernés par cette trajectoire, pensée comme une sortie partielle de la sphère transatlantique.
Ce scénario a manifestement suscité des inquiétudes côté américain. Plusieurs analyses soutiennent que l’arrestation de Pierucci et l’ouverture coordonnée de l’enquête du DOJ ont contribué à gripper le projet, par un faisceau de pressions judiciaires, réputationnelles et diplomatiques. En fragilisant l’équipe dirigeante et en installant un climat d’incertitude, la procédure a réduit la marge de manœuvre d’Alstom dans ses négociations. General Electric s’est alors positionné très vite quelques temps après les premiers développements de l’affaire FCPA, puis la cession de la branche énergie en mai 2014 pour 12,4 milliards d’euros. La chronologie nourrit le soupçon d’une interférence politico-judiciaire destinée à éviter l’émergence d’un concurrent industriel hors du bloc occidental. Augustin de Colnet, conférencier français en intelligence économique ; évoque même une collusion d’intérêts entre GE et le DOJ, rappelant qu’Alstom serait la cinquième entreprise étrangère rachetée par GE après des sanctions extraterritoriales.
L’inquiétude est d’autant plus aiguë qu’elle touche au cœur de la souveraineté énergétique. Les turbines Arabelle, éléments clés de l’îlot conventionnel des centrales françaises, notamment pour les EPR, figuraient dans le périmètre cédé à General Electric lors de l’acquisition des activités énergie d’Alstom en 2015, plaçant fabrication et maintenance sous le contrôle d’un groupe américain. L’État a ceint ce périmètre sensible au moyen de GEAST (siège au conseil et droit de veto), reconnaissant explicitement la nature stratégique de ces actifs. En mai 2024, EDF a repris ces activités nucléaires de GE Vernova (hors Amériques), rebaptisées Arabelle Solutions, afin de réinternaliser des capacités jugées critiques. Au-delà du symbole, un tel transfert reconfigure durablement les chaînes de décision et d’approvisionnement : il pose frontalement la question de la maîtrise nationale d’infrastructures sensibles, et des délais nécessaires pour la rétablir.
Au-delà de la dimension industrielle immédiate, l’échec du rapprochement transcontinental avec la Chine et la Russie marque une rupture géoéconomique : selon les estimations alors avancées, l’opération aurait permis à Alstom de porter ses technologies dans une part substantielle du parc mondial des centrales électriques mondiales et d’offrir une solution de substitution crédible au duopole GE–Siemens. Sa disparition, sous pression judiciaire américaine, illustre la puissance du droit comme instrument de régulation, et de dissuasion, des trajectoires industrielles globales, en particulier lorsqu’elles s’écartent de l’ordre techno-économique dominé par les États-Unis.
L’affaire Alstom concentre ainsi, presque à elle seule, plusieurs traits d’une conflictualité internationale nouvelle, où le droit devient instrument de compétition stratégique entre puissances industrielles. Dans cette perspective, l’extraterritorialité américaine n’apparaît plus comme la simple application de normes anticorruption « universelles”, mais comme un mode opératoire de lawfare, une guerre menée par le droit, au service d’objectifs économiques et géopolitiques.
Plusieurs indices nourrissent cette lecture. D’abord, l’asymétrie des poursuites : là où des entreprises américaines sont rarement inquiétées par des États tiers avec une intensité comparable, des groupes européens, les français en particulier, reviennent régulièrement dans le viseur des autorités américaines. Frédéric Pierucci décrit un système où la norme éthique sert de paravent à un « piège” géopolitique, enclenché moins par l’infraction elle-même que par des trajectoires industrielles jugées menaçantes pour les intérêts stratégiques des États-Unis.
Ensuite, la chronologie et les modalités de la cession d’Alstom renforcent le soupçon. Le rapport Gauvain (2019) souligne que la vente de la branche énergie n’a pas résulté d’une planification interne mûrie, mais s’est opérée sous pression, dans un climat d’instabilité alimenté par l’enquête judiciaire. La déconstruction du projet de coopération sino-russo-française n’apparaît pas comme un simple dommage collatéral : c’est un effet tangible de la séquence, une alliance potentiellement concurrente du duopole GE–Siemens a été dissuadée, neutralisée, puis absorbée dans l’orbite américaine.
Enfin, le cas met à nu l’écart entre les discours d’une mondialisation supposée coopérative et la pratique réelle des rapports de force dans les filières stratégiques. Sous l’apparente neutralité des normes anticorruption se lit une instrumentalisation différenciée du droit, au bénéfice des acteurs capables de projeter leur souveraineté normative au-delà de leurs frontières.
À ce titre, l’affaire Alstom ne relève pas seulement de l’exception : elle modélise une forme d’intervention économique déguisée, où l’État américain, via le DOJ, agit comme facilitateur de l’expansion de ses entreprises stratégiques à l’étranger. Une dynamique qui contraint la capacité des États européens à nouer librement des coopérations technologiques et industrielles avec des puissances non alignées, et qui fonctionne, pour ainsi dire, comme un verrou invisible sur la souveraineté économique, tout particulièrement dans l’énergie, le numérique et la défense.
Face à ces constats, un ensemble de mesures s’impose — au niveau national comme européen — afin de préserver l’autonomie stratégique, de sécuriser les alliances industrielles et d’assurer un cadre équitable à la coopération technologique.
1) Muscler les défenses juridiques des entreprises européennes
- Mettre sur pied un mécanisme européen d’appui extraterritorial réunissant juristes, diplomates et spécialistes du droit international, capable d’accompagner les entreprises visées par des enquêtes dans des pays tiers ;
- étendre et opérationnaliser les lois de blocage, en France (loi de 1968, modifiée en 2022) et au niveau de l’UE £££, afin d’interdire la transmission de documents sensibles en dehors d’un cadre multilatéral ;
- mobiliser pleinement le règlement (CE) n° 2271/96 pour neutraliser les effets secondaires des sanctions extraterritoriales américaines sur les entités europé
2) Bâtir une stratégie européenne de souveraineté industrielle
- Doter l’échelon européen de fonds d’investissement dédiés aux filières stratégiques exposées aux opérations hostiles, à l’image du plan InvestAI ;
- soutenir l’essor de champions souverains dans les secteurs sensibles (nucléaire, IA, cloud, énergie, télécommunications) via des co-entreprises transnationales bénéficiant d’un blindage juridique au niveau de l’UE ;
- déployer une diplomatie industrielle avec des États tiers non alignés (Inde, Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique latine) dans des cadres contractuels extérieurs aux juridictions anglo-saxonnes.
3) Rééquilibrer les normes de la coopération internationale
- Plaider, au sein de l’OCDE et de l’OMC, pour une réforme des régimes de compliance garantissant réciprocité, transparence et impartialité procédurale ;
- proposer un cadre multilatéral de régulation de l’extraterritorialité, adossé à des garanties procédurales et à des mécanismes de médiation interétatiques (sur le modèle de l’Organe de règlement des différends de l’OMC) ;
- promouvoir une DPA européenne (justice négociée) afin d’offrir une alternative crédible aux entreprises, plutôt que de les laisser dépendre de juridictions étrangères faute de solution interne.
4) Sécuriser les coopérations technologiques sensibles
- établir un cadre européen de contractualisation des coopérations R&D/industrielles sensibles, protégeant les échanges inter-entreprises et la confidentialité des données partagées au sein des consortiums ;
- développer des plates-formes sécurisées de négociation entre entreprises européennes et partenaires hors UE, hébergées sur des infrastructures souveraines (par exemple GAIA-X), pour limiter l’exposition aux exigences extraterritoriales.
Au terme de cette étude, une ambivalence s’impose. D’un côté, l’arsenal américain (FCPA, Patriot Act, mécanismes OFAC, etc.) se donne comme la traduction d’une éthique des affaires mondialisée : sanctionner la corruption où qu’elle se niche, quels qu’en soient les acteurs. De l’autre, sa mise en œuvre révèle des asymétries persistantes : les entreprises non américaines, en particulier européennes, supportent l’essentiel du coût, au point que l’outil de justice transnationale se transforme en levier d’influence géoéconomique. Le cas Alstom fait figure de cas d’école : sous le vernis de la conformité et de la transparence, la dynamique contentieuse a convergé avec des intérêts industriels américains, fragilisant un fleuron stratégique européen et conduisant à un démantèlement partiel au profit d’un concurrent des États-Unis.
La leçon est claire, et un peu rugueuse : sans garde-fous multilatéraux, l’extraterritorialité glisse vite vers un unilatéralisme normatif, où la puissance dominante impose ses règles et en retire un avantage compétitif. D’où les pistes avancées dans cet article, renforcer les défenses juridiques, sécuriser les coopérations industrielles, bâtir des alliances vraiment souveraines, qui relèvent moins du confort intellectuel que d’un rattrapage stratégique attendu. Plus largement, c’est un principe de réciprocité et d’équilibre qu’il faut remettre au centre du jeu : si le droit se mondialise, encore faut-il qu’il le fasse à parité.
Ce constat appelle des prolongements, pratiques, bien sûr, mais aussi académiques. Sur le plan géopolitique, une question demeure : à mesure que d’autres pôles de puissance s’affirment (la Chine, pour n’en citer qu’un), assiste-t-on à l’émergence d’extraterritorialités concurrentes capables d’éroder l’hégémonie juridique américaine, ou bien le droit des États-Unis conservera-t-il, quasi seul, sa position de « gendarme économique” mondial ? On peut également s’interroger sur le risque de l’avènement d’un nouveau champion, reproduisant les mêmes écueils sous une autre bannière.
L’Union européenne fait ainsi face à un dilemme désormais aigu : faut-il justement assumer une extraterritorialité offensive, au risque de reproduire ce qu’elle a longtemps critiqué , ou promouvoir un alter-modèle fondé sur le multilatéralisme, la négociation et la co-élaboration de normes communes ? C’est une question de stratégie, mais aussi de valeurs.
Sur le plan académique, l’analyse gagne à croiser les approches : juridiques, naturellement ; historiques (la genèse longue de l’extraterritorialité) ; économiques (effets sur les échanges, l’investissement, l’innovation) ; théoriques, enfin, autour des notions de lawfare et de souveraineté numérique. Cette pluralité de regards évite les oppositions trop simples et éclaire les mécanismes concrets par lesquels le droit devient un instrument de puissance.
En définitive, la lutte anticorruption à l’ère de la mondialisation apparaît comme un champ de tension entre valeurs universelles et rapports de force nationaux. Trouver l’équilibre, une coopération internationale réellement efficace contre la corruption, sans sacrifier une souveraineté économique équitable, constituera, dans les années à venir, un défi majeur. L’affaire Alstom en aura été l’un des signaux d’alerte les plus éloquents.