L’introduction en bourse dans l’industrie de défense : un levier de financement et de souveraineté

Dans un contexte marqué par la montée des tensions géopolitiques, la réévaluation des dépendances stratégiques et l’impératif de réindustrialisation, la question du financement des entreprises de défense revient avec acuité. Longtemps cantonnée aux canaux traditionnels, dotations étatiques, partenariats industriels ou crédit bancaire, la réflexion s’élargit aujourd’hui à un autre levier souvent sous-estimé en France : les marchés financiers. C’est pour éclairer cette transformation que l’INAS a organisé, le 3 novembre dernier, une conférence en partenariat avec Euronext et Photon Partners, intitulée : « Introduction en bourse et industrie de défense : comment sécuriser sa souveraineté sur les marchés de capitaux ? ». Trois intervenants aux trajectoires complémentaires ont animé les échanges : Rémy Thannberger, associé fondateur de la société de conseil Thannberger, Gruman & Co. et ancien président de la Manufacture du Haut-Rhin (Manurhin), Éric Tossah, directeur Listing Small & Mid Caps chez Euronext, et Jonathan Fiol, associé fondateur de Photon Partners et co-fondateur de la practice IPO de Lazard à Paris. Sans tomber dans une vision idéalisée des marchés financiers, les échanges ont dessiné une lecture stratégique du capital, perçu non comme un facteur neutre, mais comme un vecteur de souveraineté. Entre impératifs de financement, exigences de gouvernance et défis géoéconomiques, la Bourse s’impose comme un outil à reconsidérer dans l’architecture souveraine française.

Conférence de l'INAS organisée le 3 novembre 2025 en partenariat avec Euronext et Photon Partners.

La Bourse, vecteur d’attractivité pour la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD)

Les intervenants ont tout d’abord rappelé que la Bourse constitue aujourd’hui un outil central de financement pour les entreprises de défense, en leur offrant la capacité de soutenir l’innovation et la croissance sans rester tributaires des seules banques. En effet, sans s’opposer au crédit bancaire ou au capital-investissement, l’introduction en Bourse offre un levier de financement complémentaire et distinctif. À cet égard, Éric Tossah a souligné que la Bourse « reste avant tout un outil de financement », en ce qu’elle ouvre aux entreprises un accès direct à une communauté d’investisseurs diversifiés, institutionnels comme particuliers, disposés à soutenir des trajectoires industrielles de long terme. Elle permet ainsi, en une seule opération, de mobiliser des capitaux d’ampleur, souvent bien supérieurs à ceux obtenus par les circuits traditionnels, tout en assurant une visibilité accrue et une légitimation stratégique auprès de l’ensemble des parties prenantes. En effet, lorsqu’elle s’inscrit dans une logique de souveraineté, les effets de l’introduction en Bourse dépassent le seul périmètre de l’entreprise : elle reconfigure durablement l’ensemble de l’écosystème industriel et stratégique de la défense. 

Comme l’ont souligné les intervenants, la cotation induit une montée en gamme de la gouvernance : conseil d’administration plus structuré, discipline renforcée en matière de transparence financière, et base actionnariale élargie, dont la diversification impose des standards de gestion plus exigeants. Cette architecture de contrôle génère une rigueur opérationnelle propre aux sociétés cotées, rigueur d’autant plus précieuse dans un secteur soumis à des cycles longs et des engagements industriels étalés sur plusieurs années. En combinant transparence, exigence et visibilité, la Bourse accroît la légitimité des entreprises cotées, favorise leur valorisation, reflet direct de la confiance du marché, et renforce leur ancrage stratégique au sein de l’écosystème national et européen.

S’agissant de l’écosystème, Rémy Thannberger a d’ailleurs souligné le rôle structurant que joue la Bourse pour les entreprises de défense : une fois cotées, celles-ci deviennent de véritables « points d’ancrage » pour leur filière. Cette cotation leur confère un rôle pivot et fédérateur au sein de la chaîne de valeur, créant un effet d’entraînement qui bénéficie à l’ensemble du tissu industriel tels que les sous-traitants, PME et ETI. En tirant la filière vers le haut, elle facilite l’accès au financement, accroît la visibilité des partenaires industriels et renforce la crédibilité collective de la BITD. La Bourse s’impose ainsi comme un levier de projection collective : bien plus qu’un accélérateur de croissance, elle devient un stabilisateur stratégique, capable d’inscrire les trajectoires industrielles dans le temps long. Dans une industrie marquée par des cycles d’investissement de plusieurs décennies, cette capacité à structurer dans la durée constitue une condition essentielle à l’autonomie. Cette dimension profondément politique du financement par le marché a été au coeur des échanges de la conférence.

La Bourse, un levier de souveraineté économique pour notre BITD

Les intervenants ont unanimement insisté sur un point majeur : dans le contexte géopolitique actuel, l’accès aux marchés boursiers n’est plus un simple outil de financement, mais un vecteur central de souveraineté industrielle. De fait, comme l’a rappelé Eric Tossah, la place boursière est « avant tout un espace où les entrepreneurs rencontrent des investisseurs, et où se construit la souveraineté par le capital ». Loin d’exposer les entreprises aux appétits étrangers et prédateurs indésirables, la cotation constitue une protection active contre les acquisitions hostiles et prises de contrôle discrètes, grâce à un ensemble de garde-fous juridiques et réglementaires rappelés avec force lors de la conférence, et notamment à travers la diversification des actionnaires.

Deux menaces récurrentes ont été évoquées : l’OPA hostile, c’est-à-dire l’offre publique d’achat non sollicitée, et la prise de contrôle rampante, plus insidieuse, qui consiste à acquérir progressivement des parts au capital sans déclaration officielle. Toutefois, la réglementation boursière françaises offre des remparts solides. Tout franchissement du seuil de 30 % des droits de vote ou du capital déclenche une obligation d’offre publique, forçant l’investisseur à dévoiler ses intentions. L’exemple commenté par Jonathan Fiol, concernant l’entrée de Theon au capital d’Exosens, l’a illustré de manière très concrète : l’entreprise grecque a volontairement limité sa participation en dessous de 10 % pour ne pas déclencher de signal de prise de contrôle ou d’obligation déclarative. Selon Jonathan Fiol, ce type de comportement montre que « les règles sont parfaitement intégrées » par les acteurs du secteur et qu’elles jouent leur rôle dissuasif. Les intervenants ont d’ailleurs souligné qu’une montée silencieuse au capital serait détectée par le marché, renforçant ainsi la protection de la société cible. Par ailleurs, Rémy Thannberger a souligné que le risque d’une OPA hostile ou d’une prise de contrôle indésirable relève largement de l’hypothèse d’école dès lors qu’une entreprise choisit de n’introduire qu’une part minoritaire de son capital en Bourse. Cette pratique est fréquente dans les IPO françaises, en particulier dans le secteur de la défense. Cette configuration, où l’actionnariat majoritaire reste détenu par l’État, les fondateurs, les dirigeants ou des investisseurs stratégiques (industriels ou financiers), réduit considérablement la probabilité de toute tentative sérieuse de prise de contrôle. Du reste, comme l’ont expliqué chacun des intervenants, le droit français et

la réglementation boursière offrent un second niveau de protection, permettant de prémunir efficacement les entreprises contre les tentatives de prédation.
À ces mécanismes s’ajoute la possibilité, introduite par la loi de 2006, d’utiliser des BSA anti-OPA, véritables poison pills françaises. Comme l’ont expliqué Rémy Thannberger et Jonathan Fiol, ces instruments permettent de diluer immédiatement un assaillant en cas de tentative hostile, via l’émission de titres réservés aux actionnaires existants. L’objectif est clair: neutraliser toute prise de contrôle agressive avant qu’elle ne fragilise un acteur stratégique. De plus, d’autres garde-fous moins médiatisés mais tout aussi déterminants existent. Parmi eux, la possibilité de conférer à l’État une golden share, c’est-à-dire un droit de veto spécifique sur certaines décisions stratégiques, même s’il ne détient pas la majorité du capital. Ce mécanisme exceptionnel, déjà mobilisé dans d’autres secteurs sensibles, permet à l’État de bloquer une prise de contrôle qu’il jugerait contraire aux intérêts fondamentaux de la Nation. S’y ajoutent les actions à droit de vote multiples, dispositif statutaire qui permet d’attribuer à certains actionnaires, généralement les fondateurs, les dirigeants ou les partenaires stratégiques, un pouvoir de décision supérieur à leur part réelle dans le capital. Ce mécanisme constitue un levier efficace pour préserver le contrôle stratégique de l’entreprise tout en ouvrant une fraction minoritaire de son capital au marché. Il permet ainsi de renforcer la stabilité de la gouvernance et de neutraliser l’influence potentielle d’actionnaires entrants non alignés sur la vision industrielle de long terme.

Enfin, la conférence a rappelé le rôle essentiel du contrôle des investissements étrangers (IEF ou FDI en anglais), devenu un pilier de la défense économique de la France. L’exemple Photonis/Teledyne a été abondamment cité : le veto de l’État face à la tentative de rachat par un groupe américain a permis de préserver un actif critique, ensuite recapitalisé puis introduit en Bourse. Pour Rémy Thannberger, ce cas illustre un principe simple : la souveraineté passe aussi par la vigilance sur le capital, et la France aurait même tardé à instaurer un dispositif suffisamment robuste, ce qui lui a fait perdre par le passé plusieurs entreprises sensibles.

Réglementation, transparence et souveraineté : un cadre contraignant ou un avantage stratégique ?

La crainte que la réglementation française, jugée parfois trop stricte, voire tatillonne, puisse dissuader les entreprises de défense de s’introduire en Bourse a été frontalement déconstruite par les intervenants de la conférence. Bien au contraire, ils y voient un avantage compétitif et une garantie de sérieux. La régulation ne serait pas un obstacle, mais un actif stratégique, offrant aux entreprises bien préparées un cadre de protection et de légitimation à long terme. Elle est même perçue comme un avantage stratégique en tant que « barrière à l’entrée pour vos concurrents »

Les contraintes spécifiques au secteur, le FDI, ou encore les nouvelles normes ESG, loin d’effrayer les investisseurs, tendent à rassurer sur la qualité de la gouvernance et la maturité des processus internes. La transparence exigée par le marché ne signifie en aucun cas la divulgation de secrets industriels sensibles : un équilibre est systématiquement recherché entre information pertinente pour l’investisseur et confidentialité stratégique, notamment avec l’encadrement de l’AMF. Si les exigences ESG ajoutent une couche de complexité, elles ne sont pas perçues comme dissuasives, d’autant qu’elles restent en évolution. Elles pourraient même, à terme, créer une différenciation positive pour les entreprises cotées capables de structurer un discours souverain, responsable et aligné sur les priorités industrielles européennes. Enfin, la présence potentielle de l’État au capital, comme évoqué lors de la conférence, agit comme un signal de dissuasion à l’égard de toute tentative de prise de contrôle étrangère. Si une entreprise jugée stratégique tarde à se coter, l’intervention directe des pouvoirs publics peut être envisagée pour stabiliser son actionnariat et protéger sa trajectoire souveraine. Le message est clair : dans la défense, la souveraineté ne s’abandonne pas à la loi du plus offrant.

Forger une culture boursière de la souveraineté en France

Au terme de la soirée, une conviction commune s’est imposée : la défense de demain se jouera aussi sur les marchés financiers. Pour rester maîtresse de son destin industriel, la France doit apprendre à mobiliser son épargne nationale et à la réorienter vers ses actifs stratégiques. Dans ce contexte, l’introduction en Bourse ne saurait être perçue comme un simple outil de croissance ; elle devient un acte de souveraineté assumé. Comme l’a formulé Rémy Thannberger, « on nous a longtemps enseigné la liberté par les banques. Il est temps d’enseigner la liberté par les marchés. » Ce propos met en lumière un frein bien identifié dans le contexte français. L’introduction en Bourse est perçue par de nombreux dirigeants comme un territoire lointain, réservé aux grands groupes ou aux secteurs non stratégiques.

 Cette distance culturelle ne relève pas d’une impossibilité structurelle, mais d’un manque d’acculturation : la méconnaissance des mécanismes de marché, la crainte d’une perte de contrôle, ou encore l’illusion d’une opposition entre souveraineté industrielle et financement boursier nourrissent un certain attentisme. Pourtant, à l’heure où l’indépendance technologique se construit aussi par l’accès au capital, cette posture constitue un handicap stratégique. Renouer avec les marchés ne signifie pas renoncer à l’autonomie, mais apprendre à l’ancrer durablement dans des trajectoires de croissance exigeantes, soutenues par une gouvernance robuste et un actionnariat diversifié.

Autrement, les entreprises non cotées risquent de devenir des « joueurs de seconde division » (Rémy Thannberger), incapables de rivaliser avec des concurrents européens ou internationaux bénéficiant de marchés de capitaux dynamiques. L’exemple de Rheinmetall, en Allemagne, est éclairant : en trois ans, sa capitalisation boursière a été multipliée par vingt, propulsant le groupe au rang de leader européen incontesté, en grande partie grâce au soutien des marchés financiers allemands. Ce contraste avec la situation française a conduit certains acteurs à passer à l’action : Rémy Thannberger a récemment lancé le fonds UAPI 4 pour accompagner les entreprises françaises vers la cotation. De plus, avec des initiatives telles qu’IPOready ou ELITE, Éric Tossah a exposé l’ambition d’Euronext de former une nouvelle génération de dirigeants à la culture boursière. Il s’agit, selon ses termes, de faire émerger une véritable « culture du marché » au service de la souveraineté économique nationale, en inscrivant durablement la Bourse dans l’outillage stratégique des acteurs industriels français. Dans cette même dynamique, l’émergence de Lise, première bourse européenne d’actions fondée sur la technologie blockchain, constitue également un signal fort pour l’écosystème, ouvrant de nouvelles perspectives de financement pour les acteurs industriels de la défense.

D’autant que le moment apparaît particulièrement propice. Éric Tossah a souligné à ce titre l’existence d’une véritable « fenêtre de tir » pour les entreprises de défense : les conditions de marché réunissent à la fois des niveaux de valorisation attractifs, une liquidité abondante et une appétence manifeste des investisseurs pour les actifs stratégiques avec l’afflux de capitaux institutionnels. Comme l’a rappelé Jonathan Fiol, le succès de l’introduction en Bourse d’Exosens (ex-Photonis), valorisée à 2,5 milliards d’euros en 2025, ne relève pas du hasard. Il a reposé sur quatre piliers essentiels : un timing géopolitique optimal, une préparation méticuleuse, un pari stratégique sur la valorisation, et un suivi rigoureux du plan industriel post-IPO. Néanmoins, c’est bien le choix du moment qui a constitué le déclencheur décisif. En choisissant le bon moment pour se présenter aux marchés, Exosens a démontré qu’une entreprise de défense pouvait conjuguer ambition industrielle et discipline financière. En capitalisant sur un contexte favorable, elle a transformé une fenêtre d’opportunité en trajectoire durable de souveraineté économique. Cette opération, la plus emblématique depuis l’IPO d’OVH en 2021, rappelle que la Bourse peut, lorsqu’elle est bien utilisée, devenir un partenaire stratégique dans l’ascension de nos PME technologiques.

Clémence Marco, Chargée d’études « marchés de capitaux » au sein de la Commission Financement de l’Industrie de Défense de l’INAS

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