La consolidation de l’industrie de défense : un impératif stratégique et financier à inscrire dans une logique de long terme

Dans un nouveau contexte géopolitique , l’industrie de défense française doit s’adapter à de nouveaux besoins, les tensions géopolitiques et l’incertitude étant de mise à l’échelle mondiale et le sujet du réarmement de l’Europe plus que jamais sur la table. Face à cette hausse de la demande et à la concurrence internationale qui reste dense l’industrie de Défense française doit se réorganiser pour relever des défis opérationnels et commerciaux . La consolidation, qui consiste à faire des regroupements d’entreprises pour avoir moins d’acteurs mais de taille plus critique, se révèle être un outil pertinent pour accompagner la BITD dans ses mutations.

Commission de Défense Aérospatiale

La consolidation des années 1990-2000 a permis à la France d’avoir ses champions sur la scène internationale

Les champions industriels actuels sont issus du vaste mouvement de consolidation engagé au tournant du millénaire. Dans les années 1990-2000, le monde sortait de la Guerre Froide, entrainant une diminution des dépenses militaires qui ont engendré une consolidation industrielle, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe. L’Etat français a souhaité garder une participation dans ces entreprises, malgré leur privatisation, recherchant des partenaires industriels, et ne croyant pas que le marché à lui seul puisse développer les technologies et équipements nécessaires à la Défense nationale. (IRIS, Novembre 2019).

Les conditions de marché étaient également différentes. Au sortir de la Guerre Froide, les perspectives de marché étaient difficiles à envisager et les opportunités dans le secteur était perçues comme limitées.

Les industriels ont mis en œuvre diverses approches pour opérer les regroupements dans le secteur. Deux grandes stratégies se distinguent : la stratégie horizontale et la stratégie verticale. La première semble s’imposer comme la plus efficace, à l’image de groupes comme Thales. À l’inverse, la cession en 2017 par Airbus de ses activités dans le domaine des équipements électroniques de défense — qui a conduit à la création d’Hensoldt — peut être interprétée comme un aveu d’échec de la stratégie verticale.

Liste non exhaustive des opérations structurantes du début des années 2000

Société

Opération       

Année

Description

Thomson-CSF (Thales)

Acquisition de Racal

2000

Thomson-CSF acquiert Racal Electronics pour renforcer son activité d’électronique de Défense et devient Thales la même année

Safran

Fusion de Sagem et Snecma

2005

De cette opération résulte la création d’un acteur majeur de la Défense et de l’aéronautique

Dassault

Acquisition de 21% de Thales

2009

Dassault Aviation monte au capital de Thales, renforçant sa position sur l’électronique de Défense.

DCNS (Naval Group)

Thales monte à 25% du capital de Naval Group en cédant ses activités navales

2007

Cette opération créée le champion du naval français, qui devient Naval Group en 2017

EADS (Airbus)

Fusion pour créer EADS           

2000

La fusion d’ Aérospatiale-Matra, DASA, et CASA a créé EADS, qui deviendra Airbus Group.

MBDA

Joint-venture entre EADS (Airbus), BAE Systems et  Finmeccanica (Leonardo)

2001

Cette Joint-Venture a été créée pour consolider l’industrie du missile européen.

Augmenter la compétitivité de la BITD et optimiser ses processus de production par la consolidation autour des ETI

La structure de la BITD telle qu’elle est aujourd’hui est propice à une consolidation autour des ETI. Selon les chiffres du ministère des Armées, cette dernière compte 4000 PME (dont 1000 stratégiques). Le GICAT dans son rapport d’activité de 2023, considère que 78% de ses adhérents sont des PME, 18% des ETI et 4% des grandes entreprises. La structure s’apparente à un entonnoir, avec beaucoup de PME, peu d’ETI et des grandes entreprises déjà bien structurées. Cette structure est favorable à la consolidation avec un vivier de PME pouvant fusionner pour créer des ETI.

Source : Eurosatory 2024 – Conférence « Etat des lieux et perspectives de la consolidation du secteur de la Défense en France »

La consolidation autour des entreprises de taille intermédiaire (ETI) apparaît comme une voie souhaitable, dans la mesure où elle contribuerait à renforcer l’efficience économique de la base industrielle et technologique de défense (BITD). L’article de Faster Capital 2025 permet d’en appréhender les principaux effets.

Premièrement, la consolidation favorise une augmentation des parts de marché des entreprises. Dans le contexte de la BITD, elle permet de concentrer les acteurs stratégiques, réduisant ainsi leur risque de défaillance. En effet, un nombre plus restreint d’entreprises, de taille plus importante, se traduit généralement par une structure financière plus solide.

Deuxièmement, la consolidation permet une réduction des coûts et une optimisation des processus de production. La mutualisation des outils industriels au sein de la BITD favoriserait l’émergence de synergies industrielles, avec à la clé des économies d’échelle et une amélioration des marges pour les PME et ETI. Par ailleurs, des entités de plus grande taille bénéficient d’un meilleur levier dans la négociation de leurs conditions bancaires, ce qui contribue à la rationalisation des charges financières.

Troisièmement, la consolidation renforce la compétitivité des entreprises. En atteignant une taille critique, les sociétés consolidées peuvent non seulement mieux répondre aux exigences des grands donneurs d’ordre, mais également se positionner plus favorablement sur les marchés internationaux. Cette montée en puissance industrielle permet de générer des synergies de revenus et d’accroître la résilience de l’ensemble de la filière.

Garantir une stratégie de consolidation durable pour chaque sous-secteur : étude de cas des drones légers

La base industrielle et technologique de défense (BITD) se compose de plusieurs sous-secteurs, chacun étant confronté à des dynamiques de consolidation spécifiques. Aucun d’entre eux n’a, à ce jour, atteint un niveau de consolidation pleinement optimal, bien que certaines ETI se distinguent par leur solidité au sein de l’écosystème français.

Certains segments demeurent à un stade embryonnaire de structuration, malgré leur importance stratégique croissante. C’est notamment le cas du secteur des drones légers (moins de 150 kg), qui compte aujourd’hui près de 60 constructeurs en France, sans qu’aucun ne dépasse les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. À titre de comparaison, les leaders internationaux de ce segment affichent des revenus compris entre 300 millions et 2 milliards d’euros.

Cette fragmentation traduit un besoin urgent de consolidation, tant les acteurs actuels demeurent financièrement fragiles. Cette nécessité est d’autant plus pressante que le segment des drones légers s’impose désormais comme un enjeu opérationnel majeur, comme l’a démontré la guerre en Ukraine (Rapport GICAT / ADIF, 2024). Dans cette perspective, la définition d’une stratégie ciblée de consolidation pour les sous-secteurs critiques apparaît comme une priorité pour la BITD.

Les fonds de private equity : entre nécessité et opportunité

Les fonds de Private Equity apparaissent comme un acteur nécessaire au développement de la BITD. Le rapport sur le financement de la BITD de Mars 2025 estime que le besoin en fonds propres de cette industrie serait d’au minimum de 1 à 3 Milliard d’euros sur les cinq prochaines années. De plus, l’apport des fonds de Private Equity ne se limite pas au financement : dans le cas d’un fonds dit « hands-on », c’est-à-dire un partenaire financier en capacité de mobiliser son expertise au service d’une participation, ces investisseurs apportent de l’expérience dans la structuration et l’intégration des nouveaux ensembles industriels. Les processus d’intégration peuvent être difficiles à appréhender pour un chef d’entreprise et créer des dysynergies. La présence d’un fonds dans une transaction permet d’apporter du confort sur ce process.

Également, ces fonds apportent de l’expérience opérationnelle car ils travaillent avec des experts sectoriels pouvant apporter des connaissances pointues aux sociétés de leur portefeuille (ex. Tikehau Capital avec ses fonds Brienne – Cybersécurité – et Ace Aero Partenaires – Aerospace & Defense). Aujourd’hui, les initiatives du Private Equity vers la BITD se multiplient, avec notamment la création de fonds spécialisés, mais les fonds effectivement investis restent insuffisant pour faire face aux besoins en fonds propres de l’industrie de Défense. La place pour les fonds de Private Equity reste importante.

Dans le cadre des opérations réalisées par les fonds, une stratégie industrielle cohérente est indispensable. Le phénomène de prime à la taille se vérifie dans le secteur Défense, c’est-à-dire que plus la taille des groupes est élevée, plus les multiples de valorisation sont élevés. De fait, les fonds ont tout intérêt à maximiser les tailles de leur participation, notamment via des opérations de fusion & acquisition au cours de la durée de vie de l’investissement. Mais l’envergure des entités nouvellement créées ne suffit pas pour réaliser un investissement de qualité, la stratégie industrielle est également primordiale. Une stratégie industrielle cohérente permettra d’optimiser les différentes synergies, que ce soit de couts, de revenus et d’optimisation de l’outil industriel, optimisant la valeur de l’actif.

De plus, créer une cohérence industrielle permettra de simplifier la recherche d’acquéreurs dans le cadre de la sortie de la participation, rendant le projet plus lisible et compréhensible par d’autres acteurs, que ce soit d’autres fonds ou industriels. Cet argument est essentiel pour éviter que la participation ne fasse l’objet d’opérations dites de « spin-off » ou de « carve-out », à savoir la déconsolidation d’une entreprise dont la stratégie est peu lisible ou sans synergies apparentes.

La consolidation européenne est encore incertaine

Le marché fragmenté français n’est pas une exception en Europe et se retrouve également chez nos voisins. Le secteur de la Défense, particulièrement au niveau des PME et ETI, reste fragmenté, malgré les tentatives de consolidation dans le début des années 2000 (MBDA & Airbus). Chaque industrie nationale reste fragmentée et avec un besoin de consolidation, notamment autour des ETI, pour les mêmes raisons que le cas français. Ce manque de consolidation pèse sur la compétitivité de l’industrie européenne. Un article de Le Monde de mars 2025, rapporte les paroles de deux députés français Jean-Charles Larsonnneur et Jean-Louis Thiériot disant au sujet de l’industrie européenne que « de nombreux industriels interviennent sur les mêmes segments et se retrouvent en concurrence frontale sur les marchés non domestiques », compliquant la tache au moment de rivaliser avec les géants américains de la Défense tel que Lockheed Martins ou RTX. Ainsi, la consolidation européenne est également un enjeu pour notre industrie mais reste à ce stade peu envisageable sur du court terme.

Une piste envisageable serait de favoriser cette consolidation par les mesures mises en place par les institutions européennes avec le Fonds Européen de Défense (FED) ou encore les initiatives telles que le Programme ReArm Europe et Security Action for Europe (SAFE), le Programme européen pour l’industrie de Défense (EDIP) ou encore la Defence Equity Facility (DEF). Cette vocation à la mutualisation de la demande pourrait favoriser les fusions d’entreprises.

Cependant, les opérations de fusion-acquisition comportent le risque de voir les fonds investis par les institutions européennes partir à l’étranger. En effet, ces financements européens pourraient être captés par des entreprises non européennes. Par exemple, la société estonienne Milrem, financée par le Fonds européen de Défense, a été rachetée par l’entreprise émiratie EDGE. Il existe un risque que les projets européens deviennent soumis aux réglementations ITAR américaines du fait de ces acquisitions.

Finalement, sur le long terme, la consolidation européenne pourrait être accélérée par les mesures mises en place par les institutions européennes. Au terme de tout cela, il apparait que le travail vers cette consolidation doit se faire à différents niveaux. ETI et PME doivent s’ouvrir à des rapprochements capitalistiques afin de mutualiser les forces, bien que cela peut parfois être compliqué à envisager au vu du nombre d’entreprises familiales du secteur. Bien que cela soit en cours, les fonds de Private Equity doivent découvrir la BITD, mettre en place de véritables projets industriels et passer à l’action afin de profiter des opportunités que ce secteur a à leur apporter. Enfin, l’accélération de l’Europe de la Défense laisse penser qu’une consolidation européenne est envisageable, d’autant plus que certains acteurs privés envisagent déjà d’avancer dans cette direction. En revanche, cela risque plutôt d’être une tendance de long terme les industries de Défense devant déjà se structurer au niveau national et les conséquences des programmes européens devant encore être étudiées.   

Alexandre Chenuil, Analyste au sein de la Commission spéciale dédiée au Financement de l’industrie de Défense  de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • Gouvernement (2025, 20 mars). Financement de la Base Industrielle et Technologique de Défense.
    https://www.info.gouv.fr/upload/media/content/0001/13/9e90aa4b056f3a52c7cdabd480d5146914aa0e24.pdf
  • IRIS, Devaux & al (Novembre 2019). Les fusions et acquisitions dans le domaine de la défense. Etude prospective et stratégique n°2018-24 https://archives.defense.gouv.fr/content/download/577405/9873652/file/201911-Fusion_acquisition_d%C3%A9fense_EPS2018-24-Rapport-final.pdf
  • Faster Capital (Mai 2025) Merge fusion et consolider stratégies pour l’avancement des entreprises. https://fastercapital.com/fr/contenu/Merge–fusion-et-consolider–strategies-pour-l-avancement-des-entreprises.html
  • ministère des Armées. La base industrielle et technologique de défense https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/dossier-economie-de-guerre-infographie-zoom-sur-la-base-industrielle-et-technologique-de-defense.pdf
  • GICAT (2024). Rapport d’activité 2023 https://gicat.com/wp-content/uploads/2024/12/gicat-rapport-d-activite-2023-web-1.pdf
  • GICAT – ADIF (2024). Rapport drone GICAT – ADIF.
  • Le Monde (2025). L’industrie de la défense européenne, un secteur encore très fragmenté face à la concurrence américaine https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/03/14/l-industrie-de-la-defense-europeenne-un-secteur-encore-tres-fragmente-face-a-la-concurrence-americaine_6580743_3234.html