Les semi-conducteurs au cœur de la nouvelle guerre froide du XXIe siècle

.Les semi-conducteurs sont devenus un pilier essentiel de notre monde moderne. Depuis l’essor des technologies numériques, ces petites puces électroniques ont pris une place cruciale dans nos vies, alimentant des smartphones aux ordinateurs, en passant par les véhicules électriques, les objets connectés et les équipements militaires. Leur importance est telle qu’en 2023, les ventes mondiales de puces se sont élevées à hauteur de 527 milliards de dollars, et devraient atteindre 1 000 milliards de dollars par an d’ici à 2030. L’importance stratégique des semi-conducteurs et leur rôle central dans l’économie mondiale ont été mis en lumière lors de la pénurie engendrée par la pandémie de COVID-19. Cette crise a affecté pas moins de 169 industries à travers le monde, forçant des géants comme Stellantis et Renault à fermer temporairement des usines en France, en Allemagne et en Espagne, tandis que Toyota a dû réduire sa production mondiale de 40 %.  Les semi-conducteurs sont ainsi devenus vitaux pour de nombreux secteurs économiques, de l’automobile à l’électronique grand public, en passant par la défense, et la maîtrise de leur production est désormais une question de souveraineté nationale.

 

Semi-conducteurs

Le rôle des États-Unis, de l'Asie et de l’Europe

En Europe, l’entreprise néerlandaise ASML détient un quasi-monopole sur la fabrication des machines de gravure des semi-conducteurs. Ces équipements complexes et coûteux sont indispensables aux fonderies du monde entier. Les États-Unis, de leur côté, dominent dans la conception des puces, avec des entreprises comme Intel, AMD et Nvidia, qui externalisent leur fabrication vers l’Asie.

Si l’Europe représentait 40 % de la production mondiale de semi-conducteurs avant 1980, elle ne représente aujourd’hui plus que 10 %. En effet, entre 1980 et 1990, la production des semi-conducteurs a progressivement été délocalisée vers l’Asie, qui concentre aujourd’hui 90 % de la production mondiale. Taïwan et la Corée du Sud ont rapidement pris une place centrale dans l’industrie. L’entreprise taïwanaise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) est devenue un acteur incontournable, assurant aujourd’hui 56 % de la production mondiale de semi-conducteurs et 92 % de celle des puces de dernière génération. La Corée du Sud, avec son géant Samsung, complète ce duo en contrôlant une grande part du marché restant. Ces deux pays sont ainsi devenus des acteurs stratégiques incontournables de la chaîne d’approvisionnement mondiale.

 

La Chine en situation de dépendance technologique

La Chine, bien qu’elle soit la première puissance économique émergente, reste dépendante des importations de semi-conducteurs pour soutenir son industrie et moderniser ses capacités militaires. En 2020, la Chine représentait 40 % de la demande mondiale de semi-conducteurs, mais sa production domestique reste largement en retard. Cette situation est particulièrement critique dans le secteur militaire, où les semi-conducteurs de pointe sont essentiels pour le développement des technologies, comme les systèmes d’armement, les drones, l’intelligence artificielle et la cybersécurité. Face à cette situation, la Chine a intensifié ses efforts pour atteindre l’indépendance technologique. Outre vols de propriété industrielle chez ASML par des employés chinois ayant fondé leur propre entreprise, Dongfang Jingyuan Electron, avec le soutien du Parti Communiste Chinois, Pékin a mis en place des incitations fiscales et investi plus de 200 milliards de dollars depuis 2014 pour encourager la construction d’usines et soutenir ses acteurs domestiques.

Ces efforts se heurtent cependant à des défis de taille, notamment en raison des embargos technologiques imposés par les États-Unis.

Le choc frontal entre la Chine et les Etats-Unis

Face à l’essor technologique de la Chine, les États-Unis ont restreint l’accès de Pékin aux technologies critiques. En 2018, ZTE, le géant chinois des télécoms, a frôlé la faillite après que le gouvernement américain ait interdit, pour une durée de sept ans, toutes les exportations de composants américains vers l’entreprise. Puis, à partir de 2019, sous l’administration Trump, les sanctions contre Huawei ont marqué le début d’un embargo technologique visant à limiter l’accès de la Chine aux semi-conducteurs avancés. Huawei, ainsi que ses 68 filiales, ont été placés sur la « Entity List », obligeant les entreprises américaines à obtenir une licence avant de pouvoir vendre des technologies, y compris des semi-conducteurs, à ces entités chinoises.

Malgré ces mesures, l’approvisionnement en composants n’a pas été complètement interrompu. En 2021, la Chine a dévoilé le missile hypersonique à tête nucléaire Dong Feng 17, capable d’atteindre cinq fois la vitesse du son et équipé de semi-conducteurs vendus par des entreprises américaines. Face à cet équipement militaire plus avancé que les technologies occidentales, l’administration Biden a renforcé la politique d’embargo initiée par Trump en adoptant le Chips Act, qui interdit la vente de logiciels et d’équipements américains aux entreprises chinoises de semi-conducteurs. Ces restrictions s’étendent également aux entreprises internationales utilisant des technologies américaines dans la fabrication de semi-conducteurs, empêchant des acteurs tels qu’ASML et TSMC de vendre leurs produits de pointe en Chine. En outre, les citoyens américains sont désormais interdits de travailler pour des entreprises chinoises du secteur des semi-conducteurs.

Taiwan menacée pour ses fonderies, l’économie mondiale en péril

En ce contexte difficile pour la Chine, son regard se tourne vers l’île voisine abritant la production mondiale de semi-conducteurs : Taiwan. Considérée comme une province dissidente par la Chine, l’Empire du Milieu n’a jamais écarté l’idée de la réunification, par la force si nécessaire. 

 

La menace croissante de la Chine sur Taïwan ne s’explique donc pas uniquement par des raisons culturelles, mais aussi par l’importance stratégique de TSMC, le géant des semi-conducteurs. Cependant, l’invasion de Taiwan n’est pas la solution de facilité. Une intervention militaire sur l’île reste difficile en raison de sa topographie, et risquerait de détruire les usines de semi-conducteurs dont la construction est extrêmement complexe et coûteuse, allant de 10 à 20 milliards de dollars pour une fonderie. Quant aux États-Unis, en attendant de renforcer leur production domestique, ils restent fermes dans leur soutien à Taïwan, et affirment engager des opérations militaires si l’île en vient à être attaquée. 

 

Face à cette situation, la Chine pourrait envisager des stratégies moins directes. Elle pourrait tenter d’interférer dans les élections taïwanaises pour soutenir un gouvernement pro-chinois ou mettre en place un blocus maritime. De telles actions auraient des conséquences dévastatrices pour l’économie mondiale, évoquant les pénuries observées pendant la pandémie de COVID-19, cette fois-ci démultipliées. Les tensions résultant de ces scénarios pourraient perturber la production de semi-conducteurs, entraînant une crise mondiale pour les entreprises qui dépendent de ces technologies essentielles.

La grande relocalisation

Ainsi, pour réduire sa dépendance à l’Asie et atténuer le potentiel impact de nouvelles pénuries, l’Occident cherche à sécuriser ses chaînes d’approvisionnement, notamment en rapatriant certaines étapes de la production grâce à des investissements colossaux de la part des gouvernements et du secteur privé. L’Union européenne a mis en place un plan de 43 milliards d’euros dans le cadre de son Chips Act, et des projets majeurs sont à souligner comme la construction d’usines Intel à Magdebourg (30 milliards d’euros) et à Leixlip (12 milliards d’euros), celle de TSMC à Dresde (10 milliards d’euros), et l’extension de l’usine de STMicroelectronics et GlobalFoundries à Crolles (7,5 milliards d’euros). Aux États-Unis, le Chips Act mobilise 52 milliards de dollars de subventions, avec des projets d’Intel atteignant jusqu’à 1000 milliards de dollars pour la construction de nouvelles usines en Arizona, Ohio, Nouveau Mexique, et Oregon. 

Malgré les initiatives mises en place pour réduire la dépendance technologique vis-à-vis de l’Asie, l’Europe pourrait rencontrer des difficultés pour atteindre son objectif de 20 % de la production mondiale d’ici 2030, se limitant probablement à environ 6 % d’après le Boston Consulting Group (BCG). Pendant ce temps, les États-Unis pourraient voir leur part de production passer de 10 % en 2022 à 14 % en 2032. L’indépendance technologique de l’Occident demeure donc incertaine. Tant que les États-Unis et leurs alliés maintiendront leurs intérêts à Taïwan, cette petite île continuera d’être au centre de cette nouvelle guerre froide du XXIe siècle, un écho au Berlin des années 1970.

Douglas DESOROUX, Président de la Commission  des Affaires Géoéconomiques de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • https://www.usinenouvelle.com/article/en-isere-globalfoundries-est-il-en-train-de-lacher-stmicroelectronics-pour-sa-megafab-a-crolles.N2210430

  • https://www.washingtonpost.com/national-security/china-hypersonic-missiles-american-technology/2021/04/07/37a6b9be-96fd-11eb-b28d-bfa7bb5cb2a5_story.html

  • https://www.latribune.fr/technos-medias/informatique/bataille-des-semi-conducteurs-la-chine-investit-plus-de-40-milliards-d-euros-998469.html

  • https://www.lesechos.fr/2018/04/lourdes-sanctions-americaines-contre-zte-sur-fond-de-divergences-commerciales-971178

  • https://www.capital.fr/economie-politique/le-missile-hypersonique-chinois-df-17-nouveau-cauchemar-des-officiers-americains-1392038

  • https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/Comprendre-l-industrie-des-semi-conducteurs-37082676/

  • https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/industrie-accord-des-vingt-sept-et-des-eurodeputes-pour-doper-la-production-de-semi-conducteurs-en-europe/

  • https://www.ledauphine.com/economie/2021/09/09/les-consequences-de-la-penurie-des-semi-conducteurs

  • https://www.latribune.fr/economie/international/semi-conducteurs-le-geant-tsmc-va-construire-une-troisieme-usine-aux-etats-unis-pour-un-montant-colossal-994885.html

  • https://www.capital.fr/economie-politique/sanctions-americaines-le-geant-chinois-zte-a-cesse-ses-principales-activites-128731