Souveraineté sanitaire et guerre économique : perspectives françaises face à la stratégie pharmaceutique américaine

La crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 a mis en lumière, de manière particulièrement brutale, l’urgence de renforcer la capacité nationale à accéder de façon autonome à l’innovation thérapeutique et à anticiper les situations de pénurie critique. Plus largement, cet épisode a rappelé que la souveraineté sanitaire constitue un paramètre structurant de l’indépendance stratégique, au même titre que les autres dimensions classiques de la puissance.

Les questions de souveraineté sanitaire s’inscrivent dans un contexte de modèle industriel pharmaceutique globalement intégré

Même si cela semble être aujourd’hui une évidence, les enjeux de souveraineté sanitaire étaient apparus jusque-là limités. Ils s’étaient traduits essentiellement par des ruptures de stocks temporaires des médicaments  « essentiels », gérés au plus près grâce à une collaboration active entre les autorités sanitaires et les industriels. Avec le recul, ces situations de pénurie ponctuelle montraient déjà la fragilité de notre souveraineté sanitaire face à un modèle industriel intégralement globalisé. Mais la crise liée au Covid-19 a accéléré la prise de conscience des menaces que fait peser ce modèle sur notre accès à l’innovation thérapeutique et sur notre indépendance stratégique. 

Les vulnérabilités, que l’on associait volontiers aux seules périodes de crise aiguë, ont été accrues par l’instabilité croissante de l’environnement international et par l’évolution des cadres de coopération entre puissances, y compris au sein d’alliances historiques. La période récente a montré que les mécanismes de coordination multilatérale pouvaient être mis sous tension dès lors qu’il s’agissait de garantir l’accès à des ressources stratégiques en situation de rareté.

Les épisodes de compétition autour des cargaisons de masques sur les tarmacs d’aéroports, ou encore la course à l’accès aux vaccins, certains États procédant à des précommandes massives à un stade précoce du développement des produits, illustrent la manière dont, en contexte de pénurie, les logiques de sécurité nationale et de priorisation domestique tendent à prévaloir sur les réflexes de coopérations internationales. 

Il est aussi important de rappeler que c’est une coopération inédite d’achats groupés au niveau européen qui a permis à chaque pays de mettre le vaccin à la disposition de sa population et stopper ainsi la progression pandémique. Depuis, le gouvernement français a pris des mesures pour renforcer la souveraineté sanitaire de la France, sous la forme de mesures financières incitatives visant à attirer les investissements industriels et favoriser les implantations d’usines sur le territoire national. En effet, si la balance commerciale du secteur s’est améliorée en 2024, la France accuse un retard par rapport à ses partenaires en Europe : seuls 9,4 % des médicaments innovants autorisés par l’agence européenne des médicaments depuis 2017 comptent au moins un site de fabrication localisé en France, contre 24 % en Allemagne.

C’est dans ce contexte qu’intervient la nouvelle politique pharmaceutique de l’administration Trump II qui combine des droits de douane à l’exportation de 15% pour les produits pharmaceutiques européens hors génériques (et hors Royaume-Uni), et un alignement des prix des médicaments sur les prix les plus bas pratiqués par les pays de l’OCDE, soit une baisse de prix massive pour un marché qui représente aujourd’hui 40% des revenus des industriels du médicament. Ces deux décisions sont de nature à annihiler les efforts qui ont été faits jusqu’à présent. 

Si le cadre et les règles du jeu actuels n’évoluent pas pour s’adapter aux effets de ce nouvel environnement, on pourrait assister à une accélération des désinvestissements industriels et à des renoncements à commercialiser y compris pour des molécules qui apportent un progrès thérapeutique. Pour préserver l’accès de la population française aux traitements essentiels à l’amélioration de son état de santé, la nouvelle politique pharmaceutique de l’administration américaine requiert une réponse systémique et articulée sur au moins trois piliers clés de notre souveraineté sanitaire :  ré-innovation sur l’ensemble de la chaîne de valeur, renouvellement des conditions commerciales d’accès au marché français dans un contexte inflationniste, et acquisition de positions incontournables sur le réseau d’approvisionnement.

L’indépendance stratégique dépend du capital santé des populations

Depuis les travaux séminaux de Grossman dans les années 1970, l’économie de la santé a solidement établi le rôle central du capital santé dans la constitution du capital humain et, par extension, dans la dynamique de croissance économique d’un pays. Cette relation trouve sa traduction dans la part prise par la santé dans la capacité productive d’une nation et dans sa résilience face aux chocs sanitaires. Il ne peut y avoir de réindustrialisation ambitieuse et durable sans une population en bonne santé, capable de travailler, d’innover et de produire. De même, l’autonomie stratégique d’un État se mesure à sa capacité à garantir l’accès aux soins essentiels pour ses citoyens, indépendamment des aléas géopolitiques ou des pressions économiques externes.

Dans ce contexte, l’approvisionnement en produits de santé (médicaments, vaccins, matériel, technologies médicales…) et tout particulièrement en traitements innovants, constitue un enjeu de souveraineté de premier ordre. La crise du COVID-19 a rappelé avec acuité aux états européens leur vulnérabilité dans ce domaine : pénuries de principes actifs, dépendance aux chaînes d’approvisionnement asiatiques, difficultés à accéder rapidement aux vaccins, nécessité de regrouper les commandes au niveau Européen pour peser sur les priorités des industriels…Ces fragilités ont mis en lumière l’importance stratégique d’une politique industrielle de santé capable d’assurer dans les meilleurs délais et à un prix soutenable pour les financeurs (c’est-à-dire en Europe principalement les payeurs publics), l’accès à l’ensemble des traitements qui permettent de répondre aux besoins de santé de la population.

Il s’agit de maintenir ou de créer des capacités de production suffisantes sur le territoire national ou européen pour faire face aux situations de crise, et/ou d’établir des positions stratégiques ciblées le long des chaînes d’approvisionnement mondiales.

Sur un tout autre secteur, celui des minerais stratégiques, lui aussi confronté à des enjeux de sécurité d’approvisionnement, Pascale Massot nous rappelle en effet la nécessité d’une « compréhension plus nuancée et multidimensionnelle des chaînes d’approvisionnement » en intégrant en particulier l’interconnexion économique des acteurs. Elle s’inspire notamment de la conceptualisation du pouvoir de marché en réseau. Dans cette vision systémique élargie, la sécurisation de la chaîne d’approvisionnement, connue sous le terme de « résilience asymétrique », passe par le développement de positions stratégiques au sein d’un réseau d’approvisionnement qui englobe « les flux d’investissement, les structures de propriété, l’innovation, les infrastructures et le transport, ainsi que les écosystèmes industriels, les prix… ».  Dans cette conception interconnectée des enjeux liés à la souveraineté sanitaire, l’innovation constitue un élément clé du réseau d’approvisionnement. En effet, s’il est vrai que la souveraineté industrielle ne signifie jamais l’autosuffisance ou l’autarcie, en matière d’industrie de santé cet axiome fait loi, et la souveraineté sanitaire est souvent, moins qu’une autonomie, une dépendance ou idéalement une interdépendance réciproque, mieux choisie et mieux négociée.

 

La structure du marché pharmaceutique mondial crée les conditions d’une dépendance sanitaire au marché étatsunien

 Le marché pharmaceutique mondial présente une concentration géographique importante qui reflète à la fois les dynamiques démographiques, les niveaux de développement économique et les choix de politiques publiques en matière de santé. Dans cette configuration globale, la France est un petit marché, en comparaison au marché américain, et, de plus en plus, aux marchés asiatiques, en particulier chinois. La France représentait ainsi en 2023 le cinquième marché pharmaceutique mondial avec 2,9 % de la valeur totale du marché. Cette position masque des écarts considérables avec les premiers acteurs mondiaux. Les États-Unis dominent très largement le marché mondial avec 44 % de part de marché en valeur, soit quinze fois la part française. À la deuxième position mondiale, avec seulement 7% du marché, le marché chinois est 6 fois moins important que le marché américain.

À l’échelle européenne, la France se positionne au deuxième rang derrière l’Allemagne. Toutefois, lorsque l’on agrège les cinq premiers marchés européens – Allemagne, France, Italie, Espagne et Royaume-Uni –, leur poids combiné représente 14 % du marché mondial en valeur, (11,4% sans le Royaume-Uni), soit toujours trois fois moins que les États-Unis et deux fois plus que la Chine.

Ce regroupement ne correspond cependant à aucune réalité de marché dans la mesure où les conditions commerciales d’accès des nouveaux médicaments à leur marché national sont négociées par chaque système de santé avec les industriels, sans coopération ni même concertation avec les autres pays européens. C’est un domaine qui relève aujourd’hui de la souveraineté de chaque état. L’achat groupé des vaccins contre le Covid était une exception. La différence entre le poids démographique des populations couvertes par une assurance santé et le poids économique respectif des marchés européens et américains (x3) s’explique par un effet prix plutôt qu’un effet volume. En d’autres termes, ce ne sont pas tant les quantités de médicaments consommées qui diffèrent drastiquement entre l’Europe et les États-Unis, mais bien les prix auxquels ces médicaments sont commercialisés. Cette réalité reflète des choix de politique publique radicalement différents : d’un côté, des systèmes de santé européens largement financés par la solidarité nationale qui exercent un contrôle étroit sur les prix des médicaments pour assurer leur soutenabilité financière et l’égalité d’accès de leurs populations aux nouveaux traitements ; de l’autre, un système américain largement privatisé où les prix sont fixés par les mécanismes de marché. Son poids en valeur au sein du marché pharmaceutique mondial fait du marché américain la principale source de rentabilité du modèle économique industriel basé sur l’innovation. 

Cette réalité oriente naturellement les décisions d’investissement en recherche et développement et les stratégies de commercialisation ; Autrement dit, comme les États-Unis rémunèrent davantage l’innovation que les autres pays du monde, ils financent de facto une part importante de la recherche pharmaceutique mondiale, et leur position dominante leur permet de définir les stratégies d’innovation en santé pour le monde entier. Dans ce contexte, le reste du monde a développé des stratégies de souveraineté sanitaire diverses en fonction des atouts de chaque pays et de chaque système de santé. Les pays à faible coûts de main d’œuvre se sont positionnés sur la chaine d’approvisionnement (fabrication de principes actifs en Asie, usines pharmaceutiques en Europe centrale par exemple), alors que les pays d’Europe de l’Ouest ont focalisé leurs efforts sur leur attractivité commerciale et fiscale (politique de prix, couverture assurantielle des populations, délais d’accès au marché, exemption d’impôts ou de charges..), autant de leviers coûteux pour les finances publiques et où la concurrence intra-européenne est devenue très intense.

 

La nouvelle politique de prix américaine fait courir des risques inédits à notre souveraineté sanitaire

Sous la présidence Trump II, l’administration américaine a clairement affiché son intention de réformer en profondeur la politique de prix des médicaments, menaçant de bouleverser les équilibres internationaux sur lesquels repose le système actuel de financement de l’innovation en santé et de réduire drastiquement notre capacité d’accès à l’innovation pharmaceutique.

Les États-Unis, dont les prix figurent parmi les plus élevés au monde, et qui jugent désormais disproportionnée leur contribution au financement de la recherche pharmaceutique mondiale, souhaitent en effet bénéficier du meilleur prix disponible sur le marché international. Concrètement, cette politique vise à aligner les prix américains sur les prix pratiqués dans les pays développés comparables, notamment les pays européens. Le mécanisme envisagé reposerait sur le système de référencement international (International Reference Pricing), où les prix américains seraient fixés en fonction d’un benchmark des prix observés dans les pays de l’OCDE, avec une attention particulière portée à l’Europe. Il s’agit en priorité de baisser les prix des médicaments pris en charge par les programmes fédéraux d’assurance santé Medicare et Medicaid destinés aux Américains les plus âgés, en situation de handicap ou à faible revenu. Même si la Big Beautiful Bill votée cet été réduit significativement le financement de ces programmes au point d’exclure potentiellement dix millions d’Américains de l’assurance santé, l’ampleur potentielle de cette nouvelle politique de prix ne peut être sous-estimée. Actuellement, les médicaments sur ordonnance sont en effet en moyenne trois fois moins chers en Europe qu’aux États-Unis.

Face à une contraction forcée des prix américains, les industriels disposent de deux options principales pour maintenir leur rentabilité globale : réduire drastiquement leurs investissements et leurs coûts ; et/ou augmenter les prix sur les autres marchés pour compenser la perte de revenus américains.

Même si les États-Unis conserveront vraisemblablement, même après la réforme, des prix supérieurs à la moyenne mondiale, on peut anticiper un mouvement de convergence des prix, où les prix américains se contracteraient partiellement vers les prix européens, tandis que les prix européens augmenteraient significativement pour se rapprocher d’un nouvel équilibre mondial. On observe déjà des mouvements en ce sens : Eli-Lilly a ainsi annoncé augmenter le prix catalogue de son traitement amaigrissant, Mounjaro*, de 170% pour les patients privés au Royaume-Uni dès Septembre 2025 ; Bristol-Myers Squibb annonce que le prix de vente de son médicament contre la schizophrénie, Cobenfy*, au Royaume-Uni, premier pays européen dans lequel le médicament devrait être mis à disposition, sera équivalent au prix US.

Pour la France, championne des prix bas en Europe, une hausse substantielle des prix des médicaments innovants, alors que le taux d’adoption de ces innovations par les médecins est en France parmi les plus élevés des pays européens, pourrait rapidement rendre insoutenable le financement par la solidarité nationale de l’innovation pharmaceutique. Plusieurs scénarios avec un potentiel de fort impact négatif sur notre souveraineté sanitaire deviennent alors plausibles : restriction de l’accès aux nouvelles thérapeutiques aux seuls cas les plus graves, avec un rationnement explicite ou implicite des soins ; allongement des délais entre l’autorisation de mise sur le marché et l’inscription au remboursement, le temps de négocier des prix supportables pour le système de santé dans la nouvelle configuration internationale, en laissant passer la période de commercialisation « premium price » ; ou renoncement à commercialiser. Le directeur commercial de Bristol-Myers Squibb au niveau mondial avertit ainsi que son entreprise renoncerait à commercialiser Cobenfy* au Royaume-Uni si sa valeur n’était pas correctement reconnue, c’est-à-dire alignée sur le prix américain. Dans ce nouvel environnement, les décisions unilatérales de l’industriel de ne pas commercialiser dans un pays dont les conditions commerciales d’accès au marché ne lui conviendraient pas pourraient ainsi se multiplier. S’il existe déjà des produits de santé (ou des techniques de santé) non pris en charge par la solidarité nationale en France, alors qu’ils sont accessibles dans d’autres pays, il s’agit aujourd’hui de l’expression de notre souveraineté sanitaire. L’état régulateur décide dans ces cas de renoncer à acheter un nouveau traitement car il considère que le bénéfice pour la santé publique ne vaut pas le prix demandé.

A l’avenir, on peut craindre que les industriels renoncent à commercialiser des traitements essentiels à l’amélioration de la santé des populations dans les pays qui refuseraient d’en payer le prix, entrainant pour ces pays une perte de souveraineté sanitaire. Le système de prix qui est en train d’advenir avec Trump II pourrait ainsi augmenter le nombre de zones géographiques progressivement marginalisées commercialement, traitées stratégiquement par les industriels de manière opportuniste selon des principes de rentabilité marginale. Or, les différentiels de prix dans le système actuel, basés sur la capacité à payer (« affordability »), instaurent un système de solidarité internationale, les profits réalisés dans les pays les plus riches finançant des prix plus abordables pour des pays plus pauvres. Cette transformation du principe de capacité à payer (« affordability») en principe de volonté de payer (« willingness to pay»), détruirait de facto les mécanismes existants de solidarité internationale. La santé s’alignerait ainsi sur les autres secteurs marchands, où les prix sont fixés en fonction de ce que les consommateurs sont prêts à payer et non pas en fonction de leur capacité à payer. Dans ces nouvelles règles du jeu concurrentiel international, ce sont les pays qui avaient exercé le plus de pression sur les prix des nouveaux traitements avant le contrôle des prix américains, dont la France en première ligne, qui courent le plus de risques en termes de souveraineté sanitaire.

La deuxième option possible pour les pouvoirs publics devant la difficulté à trouver un accord sur les prix, serait d’accélérer la tendance actuelle de commercialiser certains médicaments hors du circuit remboursé par l’assurance maladie, au risque de fragiliser les mécanismes solidaristes de notre système de santé. Les perspectives de prix dans un cadre non régulé peuvent en effet être réellement attractives, et les exemples de commercialisation sans remboursement se multiplient dans les aires thérapeutiques où la demande des consommateurs est importante. C’est le choix qui a été fait récemment par exemple par les laboratoires qui commercialisent de nouveaux médicaments contre l’obésité dans un contexte où la négociation de prix avec les autorités françaises est en cours depuis de nombreux mois et n’a pas abouti pour l’instant.   

 

 

Les changements de règles du jeu international incitent à repenser les stratégies de souveraineté sanitaire

Outre les impacts liés à la nouvelle politique de prix, le second volet de la nouvelle politique américaine d’augmentation des tarifs douaniers menace directement les capacités européennes de production et de recherche. Comme dans d’autres secteurs, l’administration Trump attend de ces tarifs qu’ils incitent les entreprises pharmaceutiques à implanter leurs nouvelles usines et laboratoires de recherche aux États-Unis. Si les menaces initiales de tarifs à 100% ou 200% de la valeur des médicaments européens ne sont pas entrées en vigueur, bénéficiant de l’accord commun conclu par l’Union Européenne avec les Etats-Unis portant sur 15% de droit de douane, elles demeurent une épée de Damoclès pour le secteur, renforçant le déséquilibre pour de futures négociations avec les Etats-Unis. Compte tenu de la taille du marché américain et de sa dimension vitale pour la rentabilité des laboratoires, cette menace ne peut pas être ignorée. Une réorientation massive des investissements industriels et de recherche vers les États-Unis, au détriment de l’Europe, aggraverait encore davantage notre dépendance vis-à-vis des États-Unis, non seulement pour l’accès au progrès thérapeutique mais aussi pour la production des médicaments essentiels. Les efforts de réindustrialisation entrepris depuis la crise Covid pourraient être annihilés par cette nouvelle configuration géopolitique. Pour maintenir un niveau de rentabilité dans les standards du secteur, les industriels pourraient même envisager de réduire drastiquement leurs structures de commercialisation dans les pays les moins rentables. Cette réduction des coûts pourrait avoir en France un impact significatif sur l’emploi, pour une branche professionnelle qui employait près de 137 700 personnes en 2023.

Toutefois, si les pays européens parviennent à surmonter le choc initial et à s’adapter, cette nouvelle politique américaine pourrait aussi créer de nouvelles opportunités. En augmentant le prix de l’innovation en Europe pour compenser la baisse des prix américains, elle réduirait à long terme l’écart d’attractivité économique entre les deux continents pour les nouvelles thérapeutiques. De plus, d’autres évolutions de la politique américaine pourraient jouer en faveur de l’Europe : la restriction de l‘Obamacare (Affordable Care Act) devrait ainsi exclure dix millions d’américains de l’assurance santé, rendant le marché américain moins attractif en termes de population solvable ; la politique anti-science et les restrictions sur la recherche, pourraient favoriser un retour en Europe d’une partie des chercheurs et de leurs activités, inversant le brain drain traditionnel qui voyait les meilleurs talents européens partir outre-Atlantique. La transformation de ce nouveau potentiel d’innovations académiques européennes en filières industrielles constitue une formidable opportunité pour restaurer la souveraineté sanitaire européenne et française.

Ces opportunités potentielles ne doivent cependant pas masquer l’ampleur du défi immédiat. La France se trouve à un moment critique de sa politique industrielle en santé. Elle doit en effet affronter simultanément la nouvelle politique pharmaceutique américaine, l’accroissement des besoins médicaux liés au vieillissement de sa population et aux impacts sanitaires environnementaux, les contraintes budgétaires croissantes et l’augmentation structurelle des coûts de l’innovation. Le combat de l’attractivité fiscale et sociale, dans lequel la France est engagée pour restaurer sa souveraineté sanitaire, sera encore plus coûteux dans la nouvelle configuration, face à des acteurs qui, contrairement à elle, ont les atouts qui leur permettent d’exceller dans des guerres de puissance.

Dans ce contexte, sa stratégie industrielle en santé doit être repensée : développer une vision multidimensionnelle et interconnectée des enjeux économiques, ré-innover sur l’ensemble de la chaine de valeur qui mène de la recherche fondamentale jusqu’au lit du malade, et accepter de partager les risques inhérents à l’innovation pour éviter de payer au prix fort les risques pris par d’autres. C’est à ces conditions que l’accès au progrès thérapeutique pourra continuer à être garanti à la population, dans un environnement bouleversé par les nouvelles règles du jeu concurrentiel international imposées par l’administration américaine.

Augustin Rigollot et Yannick Sabatin, Analystes au sein de la Commission spéciale dédiée à la Réindustrialisation et à l’Indépendance Stratégique de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • Grossman, M. (1972). On the Concept of Health Capital and the Demand for Health. Journal of Political Economy, 80, pp.1275-1294.
  • Farrell, H. et Newman, A. (2019, 1er Juillet). Weaponized interdependance : How Global Economic networks Shape State Coercion. International security.
  • Leem, (2025), Bilan économique des entreprises du médicament 2024, https://www.leem.org
  • Leem, (2024, 12 Décembre), Rapport de branche Industrie pharmaceutique. Données 2023, https://www.leem.org
  • Massot, P. (2025, 28 Août). Le fantasme américain face à l’hégémonie chinoise : géopolitique des minéraux critiques. Le Grand Continent. https://www.legrandcontinent.eu/fr/
  • Rigollot, A. Médicaments innovants : la France face à la guerre des prix lancée par Trump, The Conversation, https://theconversation.com/medicaments-innovants-la-france-face-a-la-guerre-des-prix-lancee-par-trump-262414