« Lorsque la France parle de politique européenne de défense, elle parle d’intérêts industriels français. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, estime qu’il a beaucoup plus en commun avec les Britanniques qu’avec les Français sur ces questions ». Partenaire indispensable de nombreux pays, la France est un acteur incontournable dans le domaine naval tant en termes opérationnel qu’industriel. Cette analyse allemande retranscrit la stratégie de défense navale du « fait par et pour la France », et dessine les enjeux de souveraineté et d’autonomie auxquels les pays européens font face.
La coopération en défense navale est nécessaire dans le théâtre géopolitique et militaire actuel selon l’Amiral Vaujour chef d’état-major de la marine française, force militaire ayant pour principale mission la dissuasion nucléaire.
Malgré des divergences d’intérêts et un tropisme nationaliste, la France reconnaît l’importance des partenariats afin de faire face aux menaces et enjeux communs. La fin de la Seconde Guerre mondiale et les prémices, dès 1950, d’une Europe de la défense à travers la CED (Communauté Européenne de défense), ont mis en exergue les grands alliés de la France, à savoir le Royaume-Uni et l’Allemagne. Le couple franco-allemand, souvent désigné comme base de l’Europe et de l’Union Européenne, connaît depuis ses débuts des fluctuations politiques et économiques qui influencent sur la coopération en matière de défense et de sécurité. Selon le même schéma, le partenariat franco-britannique fait face à des enjeux similaires. Ces relations sont chacune encadrées par deux traités majeurs instituant un « partenariat stratégique », d’une part le Traité de l’Elysée (1963), modifié en 2019 pour devenir le Traité d’Aix-la-Chapelle et d’autre part, les traités de Lancaster House (2010). Le premier établit la volonté franco-allemande « d’élever les relations bilatérales à un niveau supérieur et de se préparer aux défis auxquels les deux Etats et l’Europe sont confrontés au XXIème siècle », et ce, dans plusieurs domaines clés. Les traités dits de Lancaster House sont le pilier du partenariat de défense et de sécurité convenu entre la France et le Royaume-Uni. Axés sur une coopération opérationnelle, capacitaire, industrielle et nucléaire, ces traités se retranscrivent aujourd’hui dans des programmes industriels clés (exemple : programme du Futur missile antinavire/Futur missile de croisière), et des structures de coopération opérable (ex : Combined Joint Expeditionary Force, CJEF).
Ces traités bilatéraux permettent de conserver un certain dynamisme des relations de défense entre les deux États. La France est ainsi placée au coeur de coopérations majeures entre grandes puissances européennes. Ces deux axes bilatéraux sont, depuis le 23 octobre 2024, complétés par un partenariat stratégique germano-britannique. Signés à Trinity House, ces accords du même nom représentent une intensification de la relation entre les deux pays en matière de défense et de sécurité, à l’instar des accords d’Aix-la-Chapelle est de Lancaster House. Concrètement, l’accord prévoit que les deux armées s’entraînent à interval régulier ensemble, notamment en mer Baltique avec des avions de patrouille maritime servant à la lutte anti-sous-marine, afin de contribuer à la protection de la façade nord de l’Atlantique mais également dans l’industrie de l’armement. Comprenant donc un volet opérationnel mais aussi une coopération industrielle, la signature de ces accords reflètent une ambition d’établir un « triangle européen » de la défense. La question réside dans le chevauchement voir la compétitivité que les accords ont entre eux. Interrogé pour savoir si cet accord pouvait être une menace à la coopération franco-allemande, le ministre de la Défense allemand, Boris Pistorius, a répondu que c’était « le contraire », assurant que Paris avait été impliqué dans les discussions. Du côté britannique, l’allié français ne peut être écarté au profit de Berlin, les deux États étant les seuls détenteurs de l’arme nucléaire en Europe. Le partage du rôle de « parapluie nucléaire pour l’Europe » est donc clé pour la coopération bilatérale mais également pour la défense européenne. Il semble donc que les trois coopérations ne peuvent s’entrechoquer ou engendrer des tensions bilatérales ou trilatérales.
Dans le domaine naval, la relation franco-britannique est donc censée être facilitée par la prédominance de la marine et par le partage de la dissuasion nucléaire, à l’instar de l’Allemagne. Un programme phare bilatéral en est la preuve, le Futur Missile Anti-Navire / Futur Missile de Croisière, FMAN/FMC pour l’acronyme français, et FC/ASW pour l’anglais. Ce programme, initié par les traités de Lancaster House, rejoint dans le secteur des missiles les programmes SCALP-EG, développés dans les années 1990, ainsi que l’Anti-navire léger, lancé en 2014. Le programme FMAN/FMC a pour objectif, à horizon 2030, la construction d’un missile de croisière supersonique lancé depuis des bâtiments de surface ou les sous-marins, afin de remplacer les missiles SCALP-EG également de conception franco-britannique. La phase de concept, d’un montant de l’ordre de 100 millions d’euros, est financée à parts égales par la France et le Royaume-Uni et est également partagée à parts égales en charge de travail entre MBDA France et MBDA UK.
Parallèlement, les deux puissances coopèrent dans le domaine de la guerre des mines MMCM (Maritime Mine Counter Measures) et plus précisément dans la conception de drones spécifiques à la guerre des mines. Ce type de guerre couvre ainsi les enjeux opérationnels et le développement des savoir-faire industriels en matière de détection sous-marine et de robotique. Des prototypes ont été livrés aux marines en novembre 2020 et les premiers systèmes de série sont attendus d’ici la fin de l’année 2025.
L’un des résultats des accords de Lancaster House est la constitution de la Combined Joint Expeditionary Force (CJEF), une force expéditionnaire franco-britannique capable de mener des opérations sur tous les théâtres de conflits (terre – mer – air). Ainsi, les accords prévoient qu’en 2016, la France et le Royaume-Uni soient capables de déployer une force expéditionnaire conjointe et un état-major de forces interarmées. L’ambition est grande mais depuis, seuls quelques exercices militaires ont été organisés et dans une majorité des cas, ces déploiements conjoints comprennent d’autres forces européennes ou s’effectuent dans le cadre otanien. Malgré de fortes volontés de coopération militaire, les marines françaises et britanniques arrivent assez peu à se coordonner au niveau opérationnel, les Britanniques privilégiant le format JEF (Joint Expeditionary Force, avec le Danemark, la Finlande, l’Estonie, l’Islande, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège) ou multilatéral OTAN
Bâtie depuis 1963, la coopération de défense et sécurité franco-allemande est souvent freinée par les obstacles politiques et industriels. La compétitivité des industries de l’armement et la pluralité des engagements français et allemands en Europe et à l’international, ne permettent pas une coopération navale équivalente aux ambitions politiques. L’unique structure bilatérale navale existant est la Force Navale Franco-Allemande (FNFA), organisée sur le principe d’une force d’activée sur ordre, sans état-major permanent (on call force). Depuis sa création en 1992, elle a été activée quatre fois pour entraînement, alternativement sous contrôle opérationnel allemand ou français. La France souhaite que cette force soit déclarée comme relevant de l’UEO (Union de l’Europe Occidentale) afin de lui donner une vocation, actuellement absente. Outre cette moindre coopération, la France et l’Allemagne participent ensemble à des formations initiales communes d’officiers de marine et des formations au pilotage d’hélicoptères NH90.
Dans le domaine capacitaire, la relation bilatérale connaît un certain élan avec le programme de capacités de patrouille maritime MAWS (Maritime Airborne Warfare System). Ce projet d’avion de patrouille maritime, lancé en 2018, vise à remplacer les Atlantique 2 de la marine française et les P-3 Orion allemands à horizon 2030. Néanmoins, en raison de divergences concernant les délais de livraisons, le gouvernement allemand a investi dans l’achat de cinq Boeing P8A Poséidon américain pour 1,43 milliard d’euros. A la suite de cet achat, le site de construction franco-allemand du programme MAWS ferme en 2021 et entraîne de fait la fin du programme bilatéral. Cependant, en mai 2024, le gouvernement allemand relance le projet et confie à la coentreprise MAWS Gbr, formée par les industriels allemands pour ce programme, une seconde étude pour préparer la nouvelle phase de coopération. Les fluctuations de la coopération franco-allemande illustrées par MAWS mettent donc en suspens les quelques projets bilatéraux dans le domaine naval.
Cette tendance se perçoit également au sein de coopérations européennes comme la mission Aspides (Mer Rouge). En effet, en octobre 2024, la frégate allemande Baden-Württenberg devait, à la suite d’une mission en Indopacifique, rejoindre la mission européenne en Mer Rouge. Mais en raison de la « situation en Mer Rouge qui s’est considérablement détériorée » et le « refus des partenaires Aspides pour convoyer (escorter) le groupe naval allemand », sa participation fût annulée. L’accusation envers les alliés européens et notamment français, présents dans la zone à ce moment, retranscrit les difficultés allemandes dans le domaine naval opérationnel. Il n’est donc pas surprenant de constater une faible coopération en mer
Le dernier accord du « triangle » de coopération européenne, document politique non contraignant, est présenté par le ministère de la défense britannique comme la preuve de l’esprit de détermination du gouvernement Labour à renouer avec l’Europe. Même si la coopération avec la France n’est mentionnée que de façon succincte, la partie britannique s’est montrée volontaire voire engageante pour coordonner les opérations et discussions politico-militaires entre les trois partenaires stratégiques.
Comme évoqué précédemment, Paris et Londres sont toutes deux responsables de la sécurité et de la dissuasion nucléaire en Europe. Néanmoins, contrairement à celle de la France, strictement souveraine en matière nucléaire, la dissuasion du Royaume-Uni demeure fortement dépendante, et notamment vis-à-vis des Etats-Unis. La souveraineté britannique dans ce domaine n’est donc pas totale ; dès lors, la marge de manoeuvre de Londres, en ce qui concerne une éventuelle extension de son parapluie nucléaire au reste de l’Europe, est limitée.
Alors même que le nouveau chancelier allemand reste ouvert et possiblement intéressé à une extension du parapluie nucléaire franco-britannique à l’Allemagne, les britanniques privilégient traditionnellement la protection américaine, tout comme les Allemands. Ces derniers hébergent sur leur sol une partie des 150 à 200armes nucléaires tactiques B61, réparties dans diverses pays européens (Pays-Bas, Belgique, …). Ces divergences entraînent inévitablement une complexité dans le dialogue de défense entre les trois puissances européennes. Ajoutées aux tensions industrielles, une coopération accrue et interopérable trilatérale semble rester au stade des déclarations politiques.
Malgré de nombreuses possibilités et axes de coopération, notamment en matière navale, l’interopérabilité et la convergence des trois forces demeurent utopiques. Par ailleurs, depuis le Brexit, la coopération au sein de l’Union Européenne, souvent préférée par les allemands, n’est plus et impacte les ambitions politico-militaires, empêchant ainsi toute opportunité de se développer. Pourtant, les hautes autorités politiques et militaires gardent le Royaume-Uni comme partenaire privilégié, alors que les forces navales (et autres armées) britanniques subissent des difficultés opérationnelles (bâtiments vieillissants) et humaines. Dans de nombreux cas, les autorités françaises confient que l’allié outre-manche est la seule force armée avec qui des opérations internationales sont envisageables, même si le voisin anglais met en oeuvre cette même stratégie mais javec les Etats-Unis et non la France. Cette différence d’appréciation de la relation peut donc, théoriquement, permettre au Royaume-Uni et à l’Allemagne de se rapprocher, sous bannières américaines.
Axelle Bories-Azeau, Analyste au sein de la Commission de Défense Navale de l’INAS
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