Implications géopolitiques et compétition internationale : la nouvelle course à l'IA militaire

L’intelligence artificielle est en train de transformer le domaine militaire. Des pays comme les États-Unis, la Chine et la Russie investissent massivement pour développer des technologies capables de donner un avantage stratégique. Cette course aux armements technologiques ne se limite pas à une simple quête d’innovation : elle modifie les relations de pouvoir entre les grandes puissances et soulève des questions cruciales.
Que se passe-t-il si ces armes autonomes échappent au contrôle humain ? Si des erreurs ou des décisions prises trop vite mènent à des catastrophes ? L’introduction de l’IA dans les conflits change non seulement la manière dont les guerres sont menées, mais aussi la façon dont elles commencent et se terminent.

Commission du Numérique et de la Cybersécurité

La course technologique entre les grandes puissances : États-Unis, Chine et Russie

Les États-Unis sont en tête dans l’utilisation de l’IA pour des applications militaires, en grande partie grâce à des entreprises comme Lockheed Martin et Palantir Technologies. Lockheed Martin travaille sur des drones autonomes capables de surveillance, de reconnaissance ou même d’attaques, tout cela sans intervention humaine. Ils ont aussi développé un exosquelette intelligent appelé ONYX, qui aide les soldats à porter des charges lourdes et à résister à la fatigue grâce à des capteurs qui adaptent l’assistance selon leurs besoins.

Palantir Technologies, de son côté, collabore avec l’armée sur le projet Maven, un programme conçu pour traiter des quantités gigantesques de données issues de satellites et de drones. Ce système aide les commandants militaires à prendre des décisions rapides et précises en fournissant des informations claires et exploitables. Son importance est telle que Palantir a signé un contrat de 480 millions de dollars pour élargir son utilisation.

La Chine, de son côté, n’a pas l’intention de se laisser distancer. Des entreprises comme Norinco développent des drones autonomes capables de reconnaissance, de frappe et de surveillance. Une des technologies clés est l’utilisation d’essaims de drones, qui permettent des opérations coordonnées sans intervention humaine. Le gouvernement chinois soutient fortement ce développement à travers son programme « Made in China 2025 », qui vise à faire de la Chine un leader mondial dans les technologies de pointe. Les drones Wing Loong II, par exemple, peuvent effectuer des missions pendant plus de 26 heures, ce qui renforce la position stratégique de la Chine dans les airs.

La Russie, bien qu’en retard, travaille également à intégrer l’IA dans ses systèmes militaires. Elle met l’accent sur des technologies comme la guerre électronique, la cyberdéfense et les drones autonomes. Le système Bylina, par exemple, peut intercepter et brouiller les communications ennemies, tandis que le drone Lancet-3 peut détecter et attaquer des cibles de façon autonome. Cependant, les ambitions russes sont freinées par le manque de financement et les sanctions internationales, qui rendent l’accès aux technologies avancées plus difficile.

La position de la France dans la compétition internationale : souveraineté technologique et coopération européenne

En adoptant une approche proactive, la France garantit sa souveraineté technologique à l’aide d’entreprises comme Thales et Safran. Par exemple, le programme FÉLIN, conçu par Safran, utilise des technologies d’optronique, de communication et d’analyse en temps réel pour améliorer la coordination et l’efficacité sur le champ de bataille. Le programme CENTURION, évolution de FÉLIN, intègre l’IA pour accroître la réactivité des soldats, reflétant l’engagement de la France dans le développement technologique.

Thales, de son côté, développe CortAIx, un accélérateur d’IA optimisant la planification des missions et la gestion des drones autonomes. L’intégration de l’IA dans les capteurs radar améliore la détection en temps réel, renforçant ainsi la position de la France en Europe dans le domaine de l’IA militaire.

La France coopère également avec ses partenaires de l’UE via la PESCO pour renforcer les capacités de défense collective. Par exemple, le projet M-SASV développe des véhicules autonomes pour des missions de surveillance en partenariat avec l’Estonie et la Lettonie. Le programme ACHILE modernise les systèmes de combat grâce à l’IA, réduisant la dépendance européenne aux fournisseurs étrangers et consolidant la souveraineté technologique de l’Europe. Ces initiatives illustrent la volonté de l’UE, sous l’impulsion de la France, d’utiliser l’IA de manière autonome tout en instaurant des régulations éthiques strictes pour son usage dans le domaine militaire.

Conséquences stratégiques de la course à l'IA militaire : risques d'escalade et dilemmes de prolifération

L’un des principaux problèmes liés à l’intégration des systèmes autonomes dans les opérations militaires, c’est le risque d’escalade involontaire. Ces machines pourraient mal interpréter une situation complexe, identifier à tort une cible et déclencher une réponse qui dégénère rapidement en conflit non désiré. Ce type d’erreur met en évidence les limites des systèmes d’intelligence artificielle, qui ne comprennent pas toujours le contexte des situations militaires. Pourtant, la pression entre nations pour développer ces technologies pousse parfois à un déploiement rapide, même si les systèmes ne sont pas encore suffisamment testés, ce qui augmente les risques d’accidents graves.

Un autre danger vient de la prolifération de ces technologies. Elles pourraient tomber entre les mains d’acteurs non étatiques, comme des groupes terroristes, qui cherchent à exploiter les failles des puissances établies. On a déjà vu des drones armés utilisés par des groupes comme l’État islamique en Syrie et en Irak. En plus des drones, ces acteurs se tournent vers l’intelligence artificielle pour des cyberattaques ou des campagnes de désinformation, rendant leurs actions plus difficiles à anticiper et à contrer.

L’histoire nous rappelle aussi pourquoi l’intervention humaine reste essentielle. Un exemple frappant est celui de 1983, lorsque le système d’alerte soviétique a détecté à tort un missile américain. Ce jour-là, l’officier Stanislav Petrov a décidé de ne pas réagir, évitant ainsi une riposte nucléaire. S’il s’était agi d’un système autonome, il aurait probablement pris cette détection pour une attaque réelle et réagi automatiquement. Cet épisode montre bien que la compréhension humaine du contexte, sa capacité à interpréter les causes et à réfléchir avant d’agir, sont des qualités irremplaçables, que l’IA, même avancée, ne possède pas.

Coopération et rivalité internationale dans l'IA militaire : alliances et équilibres géopolitiques

Les grandes puissances établissent des partenariats technologiques stratégiques pour partager les coûts et accélérer l’adoption de l’IA militaire. Les États-Unis et l’OTAN partagent leurs découvertes pour garantir l’interopérabilité de leurs systèmes développés à des fins militaires, incluant la gestion des données et des solutions de prise de décision en temps réel. Actuellement, l’OTAN travaille sur l’élaboration de sa stratégie en matière d’IA pour établir des normes communes et intégrer des principes éthiques dans l’utilisation militaire de l’IA. Une telle coopération renforce la capacité des forces alliées à agir en unité, permettant de répondre aux défis représentés aujourd’hui par les concurrents des États-Unis : la Chine et la Russie.

La France joue également un rôle de premier plan en plaidant pour la souveraineté technologique européenne. Dans cette optique, elle développe des systèmes autonomes pour les forces de combat européennes dans le cadre de programmes tels que FÉLIN et CENTURION. C’est d’ailleurs grâce à la Coopération structurée permanente (PESCO) que l’Union européenne développe ses propres projets de création de capacités en IA, accompagnés d’un cadre pour leur utilisation militaire éthique. ACHILE est un projet visant à moderniser les systèmes militaires européens, à renforcer la défense collective face aux puissances rivales et à consolider le leadership français en matière de défense.

Cette rivalité entre grandes puissances, associée aux efforts de coopération européenne, est susceptible de créer un effet sur les équilibres géopolitiques et les alliances. L’intelligence artificielle militaire pourrait ainsi modifier les concepts de dissuasion et de puissance militaire, faisant des pays capables d’exploiter cette technologie de rupture les dominants de l’ordre mondial. Bien entendu, ces capacités technologiques nécessiteront un réalignement des alliances traditionnelles, car les pays qui n’auront pas accès à cette technologie en matière d’IA militaire seront probablement attirés par des puissances capables de leur en fournir l’accès.

En fin de compte, la militarisation de l’intelligence artificielle reconfigure la répartition mondiale du pouvoir en termes géopolitiques, où l’avantage technologique devient le centre de gravité de la puissance d’un pays. Les États-Unis, la Chine et la Russie rivalisent à une vitesse effrénée pour dominer ces technologies, ce qui exacerbe les tensions internationales et intensifie les nouvelles tendances d’alliances et de rivalités. On peut déjà voir, que cela entraînera une accélération de l’innovation, mais également une diffusion de technologies potentiellement perturbatrices auprès d’acteurs non étatiques. En plus des risques d’escalade incontrôlée et de conflits asymétriques, les cadres juridiques et éthiques internationaux peinent à suivre ce rythme. Face à ces nouvelles configurations géopolitiques, la France et l’Europe chercheront à maintenir leur souveraineté technologique et à renforcer leur coopération dans ce domaine. Après tout, l’IA militaire est l’un des facteurs structurels clés qui reconfigurent les équilibres de pouvoir et posent des défis majeurs à la sécurité internationale et à la stabilité mondiale.

Mathias Comandré et Mattéo Mevellec, analystes au sein de la Commission Innovation de Défense de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • Army Recognition. (2024). Focus: China’s Strategic Preparations for Next-Generation Drone Warfare.
  • (2024). Palantir wins contract to expand access to Project Maven AI tools.
  • Chatham House. (2024). Military Applications of Artificial Intelligence: The Russian Approach.
  • Defence Procurement International. (2024). Why China’s armed UAVs are a global export success.
  • (2024). Palantir Expands Maven Smart System AI/ML Capabilities to Military Services.
  • Lockheed Martin. (2024). ONYX Exoskeleton: Enhancing Soldier Capabilities for Modern Combat.
  • Royal United Services Institute (RUSI). (2024). Struggling, Not Crumbling: Russian Defence AI in a Time of War.
  • South China Morning Post. (2024). Mainland China’s Norinco unveils drone that can reach Taiwan and may outperform US rival.
  • Army Recognition. (2024). Russia Deploys AI-Equipped FPV Drones in Military Operations.
  • Air University. (2024). Artificial Intelligence Technology and China’s Defense System.
  • Sentient Digital. (2024). China’s AI and Military Innovations: Leading the Next Generation of Warfare.
  • Lockheed Martin. (2019). ONYX Exoskeleton.
  • The Register. (2024). DoD awards Palantir $480M for battlefield AI tech everywhere.
  • Safran Group. (2022). Worldwide Expertise in Integrated Soldier Systems: FELIN and Centurion Programs.
  • Thales Group. (2024). Enhancing Defence Capabilities through Human-Machine Teaming: Insights from Thales’ AI Deployments.
  • (2020). Science & Technology Trends 2020-2040.
  • Ministère des Armées. (2020). Éthique et soldat augmenté : Réflexions du Comité d’éthique de la défense.