Dotée d’un budget de 295 milliards d’euros sur sept ans, la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-2025 a marqué une étape décisive pour la Défense française, affichant des ambitions à la hausse en termes de financement et d’innovation. Elle visait à moderniser et renforcer les capacités des forces armées françaises dans un contexte géopolitique de plus en plus instable. Malgré une hausse notable, la base industrielle et technologique de Défense (BITD) se heurte à des défis persistants. Alors même que l’Europe accélère son réarmement en réponse aux tensions internationales, les contraintes financières françaises remettent en question la capacité du pays à atteindre ses objectifs stratégiques et à soutenir durablement son industrie de Défense.
La LPM 2019-2025 a fait de l’innovation sa priorité. Le dispositif « Études amont » (EA), qui centralise le financement de la recherche et de l’innovation appliquées au domaine de la Défense, a bénéficié d’une hausse notable. Son budget est passé de 821 millions d’euros en 2018 à 1 milliard en 2022. Ce dispositif se matérialise principalement par des contrats d’études R&D passés par la Direction générale de l’armement (DGA) avec les industriels de la Défense (représentant 70 % des crédits), ainsi que par des subventions de soutien à la recherche. L’agrégat comprend également la participation au capital du fonds Definvest, géré par la Banque publique d’investissement (BPI) et doté de 100 millions d’euros en 2022.
Toutefois, les neuf grands groupes industriels (Airbus, ArianeGroup, Arquus, Dassault Aviation, MBDA, Naval Group, Nexter, Safran, Thales) concentrent 70 % des crédits EA. Thales est le premier bénéficiaire de ce dispositif, puisque l’entreprise récupère à elle seule 27 % des crédits. La constante hausse de ce dispositif est à saluer, mais « il reste insuffisant pour couvrir intégralement et sur la durée les ambitions scientifiques et technologiques des 17 domaines identifiés dans la loi. Un complément autofinancé par la BITD reste indispensable, et une bonne partie de l’innovation de Défense française dépend des acteurs de la BITD, notamment des huit grands groupes cités précédemment », comme le rappelle un rapport du Sénat. En définitive, l’investissement public dans la R&D ne suffit pas : les industriels doivent eux aussi investir sur fonds propres pour combler les besoins d’innovation.
Par ailleurs, la santé financière des entreprises de la BITD demeure préoccupante, notamment pour les nombreux acteurs situés en dehors des grands groupes, qui ne captent qu’une part marginale de ces aides au profit des principaux industriels. Une étude menée par l’Observatoire économique de la Défense et la Direction générale du Trésor, sur un échantillon de 2072 entreprises (ETI et PME hors des neuf grands groupes) et portant sur la période 2016-2021, témoigne d’une fragilité financière et économique accrue chez ces dernières par rapport aux entreprises comparables hors BITD. En moyenne, ces sociétés présentent « des marges plus faibles, une capacité moindre à créer de la valeur, un endettement plus élevé et une potentielle sous-capitalisation » comparées à des entreprises comparables hors de la BITD. Autrement dit, le tissu des petites et moyennes entreprises de la Défense est plus vulnérable, ce qui peut peser sur la chaîne d’approvisionnement et l’innovation de l’ensemble de l’industrie.
Depuis 2014, l’Europe a amorcé un mouvement de réarmement, auquel la guerre en Ukraine a servi de catalyseur. Cette hausse des budgets militaires s’est souvent faite au prix d’un recours accru à l’emprunt, dans des États aux finances publiques déjà sous tension. Pour rappel, le déficit public français avait atteint un niveau historique en 2009, atteignant 7,2 % du produit intérieur brut (PIB). Grâce à l’effort de redressement, ce dernier s’était amélioré, atteignant 2,3 % en 2018, repassant ainsi sous le seuil européen des 3 %.
Cependant, l’épidémie de Covid-19 a fait replonger les comptes et le déficit public a atteint 9 % du PIB en 2020. Malgré un léger redressement, la cible des 3 % fixée par Maastricht semble encore lointaine (le déficit public français est estimé à 5,8 % en 2024). Parallèlement, la dette souveraine française atteignait 113,2 % du PIB fin 2024, contre 81 % en moyenne dans l’Union européenne. Cette situation budgétaire nationale dégradée interroge sur le réalisme des ambitions affichées. Comment augmenter le financement de l’armée avec des finances publiques aussi contraintes ?
Face à ces difficultés, le ministère de l’Économie cherche des leviers d’économies, et le ministère des Armées n’y échappe pas. Le vote tardif de la loi de finances 2025, à la suite de la chute du gouvernement Barnier, n’a fait qu’aggraver la situation en créant une incertitude prolongée. Afin de tenir les comptes, le ministère des Armées a eu recours à des reports de charges, mais ces décalages ont eu des effets non escomptés. Ces reports se sont accumulés, atteignant 8 milliards d’euros fin 2024 (soit une hausse de 30 % par rapport à fin 2023). Ces ajustements comptables ne sont pas sans conséquences. Ces retards impactent directement la maintenance aéronautique militaire, assurée en grande partie par le Service industriel aéronautique (SIAé). Bien que les recettes soient en hausse (807,7 millions d’euros soit +11,8 %), l’équilibre budgétaire demeure fragile. Le SIAé est très dépendant du ministère des Armées, puisque ce dernier représente 95 % de ses recettes, et subit de plein fouet les retards de paiement.
Plus globalement, le décalage dans le vote du budget de l’État a un effet domino sur les commandes de la BITD. En 2025, près de 90 % des crédits du ministère des Armées (hors masse salariale) sont absorbés par le paiement de dépenses décidées lors des exercices précédents. Ce décalage détériore la visibilité et la santé financière des industriels de la Défense, et le Sénat et les industriels alertent.
Du côté des industriels, l’inquiétude grandit, et le président-directeur général de Dassault Aviation Eric Trappier la partage : « La question que toute l’industrie de Défense se pose, c’est : est-ce que la France a encore les moyens de passer commande ? » Cette interrogation renvoie au cœur du problème : le financement effectif des commandes. Par ailleurs, la BITD française est très dépendante de l’export, notamment vers le Moyen-Orient et l’Inde, qui représentent à eux deux 65 % du total des exportations. L’Europe ne représente que 23 %. Autrement dit, le marché domestique et européen est trop étroit pour soutenir pleinement l’industrie. Un rapport sénatorial récent souligne la nécessité « d’amplifier la timide dynamique actuelle de notre BITD vers le marché européen ». Toutefois, une telle évolution dépend avant tout des politiques d’acquisition de nos voisins. Pour y parvenir, plusieurs outils de soutien sont envisagés, notamment le développement de partenariats de type CaMo (coopération franco-belge visant à mutualiser l’acquisition et le soutien de véhicules blindés). De tels dispositifs permettraient d’harmoniser les besoins et d’aligner les calendriers de commande entre pays européens.
Malgré ce contexte contraint, le bilan de la LPM 2019-2025 est globalement respecté, grâce à des arbitrages internes. Entre 2019 et 2021, ces ajustements ont représenté environ 3,1 milliards d’euros, principalement pour financer des priorités nouvelles ou des surcoûts non anticipés : spatial (Syracuse IV – Système de télécommunication composé de deux satellites et de stations-sol permettant d’assurer les communications sur les théâtres d’opérations et avec la métropole), études pour le porte-avions de nouvelle génération (PANG), ou encore divers besoins opérationnels urgents. S’y ajoute le coût de la cession de Rafale d’occasion à la Grèce, dont le montant est classifié. Selon le Sénat, les surcoûts non prévus par la LPM et à prévoir pour atteindre les objectifs de 2025 s’élèvent à 8,6 milliards d’euros. En conséquence, plusieurs difficultés se sont accumulées en fin de programmation, et ce contexte prépare une transition délicate vers la nouvelle LPM 2024-2030.
La LPM 2024-2030 marque une montée en puissance budgétaire significative. La France envisage de dépenser 413 milliards d’euros sur sept ans (2024-2030), soit une hausse de 40 % par rapport à la LPM 2019-2025. Le montant alloué aux armées a atteint 47 milliards d’euros pour l’année 2024. Les ambitions actuelles de la LPM 2024-2030 portent les dépenses à 67 milliards d’euros en 2030. En 2025, le budget de la Défense (hors pensions) s’élève à 50,5 milliards d’euros, soit environ 2 % du PIB.
La modernisation et l’innovation sont deux axes majeurs de la LPM 2024-2030, avec des investissements significatifs : 54 milliards d’euros pour la dissuasion, 6 milliards pour l’espace, 5 milliards pour les drones et 4 milliards pour le cyber. Cette montée en gamme technologique s’accompagne d’un effort sur l’humain, replacé au centre du dispositif. La LPM prévoit une augmentation des effectifs (6 300 Equivalent Temps Plein (ETP) et 40 000 réservistes en plus). Par ailleurs, 13 milliards d’euros sont prévus pour l’aide militaire entre 2024 et 2030 en soutien à l’Ukraine.
Malgré l’ampleur de cette nouvelle LPM, certains estiment que le montant est aujourd’hui largement sous-calibré au regard des ambitions affichées. Le président de la République a lui-même évoqué l’objectif de porter ce budget à 3,5 % du PIB (soit 91 milliards d’euros par an), voire 5 % à plus long terme (130 milliards d’euros par an). Pour tenir le budget actuel, les cibles d’acquisition d’équipements majeurs (Rafales, frégates, blindés) ont été revues à la baisse par rapport aux prévisions antérieures, tandis que des pays comme la Pologne ou l’Allemagne augmentent massivement leurs achats d’armements. Par ailleurs, le ministère fait face à un « ciseau technologique », où le coût d’acquisition du matériel évolue plus vite que le budget. La fondation IFRAP évoque la nécessité d’une enveloppe complémentaire de 57 milliards d’euros sur la période, à l’instar de l’effort supplémentaire consenti par l’Allemagne.
Consciente des aléas, la LPM 2024-2030 prévoit une clause d’actualisation dès 2027. Ce rendez-vous de mi-parcours permettra de réévaluer les besoins opérationnels et l’exécution budgétaire, afin d’ajuster si nécessaire, les objectifs de la fin de période. En parallèle, la nécessité de préparer une nouvelle LPM dès 2028 est évoquée pour adapter le format des armées, sans attendre 2030.
Sur le plan européen, une évolution majeure est en discussion pour soutenir l’effort de réarmement collectif. En février 2025, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé que les coûts consacrés par les États membres à la Défense pourraient être exclus des règles de limitation du déficit budgétaire. L’idée serait d’imiter la clause dérogatoire utilisée pendant la pandémie de Covid-19, en permettant aux pays de dépasser temporairement les seuils de déficit pour financer des investissements jugés essentiels, ici la Défense. Bien que cela semble plus confortable pour les finances militaires, il s’agit avant tout d’un assouplissement comptable, et non d’un financement réel. Ce mécanisme soulève la question de la soutenabilité de la dette publique à long terme, certains y voyant un artifice peu durable. En somme, la France pourrait éluder temporairement la question de l’assainissement de ses finances publiques.
Les premières pierres du financement public sont déjà posées, notamment avec le fonds Definvest, lancé conjointement par la Banque publique d’investissement (BPI) et la DGA en 2018, ou encore le Fonds Innovation Défense (FID), entre la BPI et l’Agence de l’innovation de Défense. Ces fonds ont été dotés respectivement de 100 et 220 millions d’euros. L’Allemagne prend également ce tournant. Le pays s’appuie sur le Zukunftsfonds (« fonds du futur »), lancé en 2021 et initialement doté de 10 milliards d’euros, afin de renforcer l’écosystème des start-up technologiques allemandes.
Sur le plan du financement privé, les initiatives restent encore limitées même si elles tendent à se développer depuis les annonces du 20 mars 2025. En 2024, Tikehau Capital a mis en place le Tikehau European Sovereignty Fund, destiné à investir principalement dans des entreprises européennes stratégiques pour la souveraineté continentale, avec des participations dans les secteurs de la technologie (ASML, SAP, Euronext), de la santé (Qiagen) et de l’industrie (Rheinmetall, Airbus, Safran). Le gérant dispose également de deux stratégies d’investissements qui bénéficient aux solutions duales avec Ace Aero Partenaires (dédié à l’aéronautique et à la Défense, actuel actionnaire d’Aresia par exemple) ainsi que Brienne (dédié à la cybersécurité, actuel actionnaire de Chapsvision et ancien actionnaire de Preligens-Safran AI notamment). De son côté, la société d’investissement Weinberg Capital Partners a lancé, dès 2023, le fonds LBO Eiréné, visant à prendre des participations majoritaires dans des entreprises françaises et européennes du secteur stratégique de la sécurité et de la Défense. Eiréné a levé 215 millions d’euros début 2025 avec le soutien d’investisseurs institutionnels, privés et de family offices. L’objectif est de « favoriser la constitution de champions français et européens dans le cadre de stratégies de croissance externe ambitieuses ». Le fonds a pris des participations majoritaires dans le Groupe Chesneau-Serret, acteur de référence dans la mécanique de haute précision (100 salariés et 15 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024), ou encore Magellium Artal, entreprise spécialisée notamment dans l’ingénierie de la donnée image (300 salariés et 30 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024).
Le financement privé européen reste encore embryonnaire et doit être accéléré, avec des ambitions plus fortes et des moyens plus conséquents. À l’image du Corporate Venture Capital américain (Lockheed Martin Ventures, RTX Ventures), les grands groupes français et européens de la BITD devraient renforcer le développement de véhicules d’investissement internes (comme l’ont déjà fait Safran, Thales ou Sopra Steria) ou nouer des partenariats avec des fonds de capital-risque. C’est le cas, par exemple, d’Airbus avec Airbus Ventures, ou du partenariat avec Tikehau Capital, dans lequel Dassault Aviation, Thales, Airbus, Safran, Sopra Steria et Dassault Systèmes sont souscripteurs pour les fonds aéronautique et cybersécurité. La combinaison de l’expertise industrielle et de celle des fonds est indispensable pour mieux comprendre les enjeux technologiques et adapter les réponses en matière de financement. Cette collaboration ne doit toutefois pas se faire au détriment de la gouvernance, qui relève des General Partners (GP). D’où l’importance de renforcer les solutions internes de type Corporate Venture.
La LPM 2019-2025 a impulsé une dynamique positive en matière d’innovation et de modernisation militaire, mais cet effort reste insuffisant au regard des objectifs technologiques fixés, obligeant la BITD à compléter elle-même ces investissements. Cette situation est rendue plus délicate par la fragilité financière de nombreuses PME de Défense, qui menace l’ensemble de la chaîne industrielle. Par ailleurs, la hausse importante des déficits et de la dette publique réduit la capacité de l’État à financer de nouvelles commandes militaires, tandis que le recours accru aux reports de charges accentue l’incertitude financière pour l’industrie. Malgré une hausse conséquente du budget prévue par la LPM 2024-2030, l’écart entre ambitions et financements demeure.
L’hypothèse d’une LPM 2028-2035 paraît désormais pertinente, voire nécessaire au regard des nouvelles orientations budgétaires de l’OTAN. Lors du sommet de La Haye, les alliés ont convenu d’un plafond de dépenses à 5 % d’ici 2035, dont 3,5 % pour la Défense fondamentale (troupes et armes, par exemple) et 1,5 % pour les dépenses connexes (infrastructures, cyberDéfense ou encore résilience civile). Ce nouveau référentiel dépasse largement l’actuelle LPM 2024-2030, qui envisage un effort inférieur à 3 % du PIB d’ici 2030. Cette dernière pourrait devenir obsolète si la France ne revoit pas ses ambitions à la hausse afin d’assurer sa contribution au sein de l’OTAN. L’équation budgétaire, certes délicate, rappelle que dans le domaine de la Défense, l’anticipation éclairée constitue le mécanisme de prévention le plus efficace contre les dérives et les vulnérabilités.
Clément Favennec, Analyste au sein de la Commission spéciale dédiée au Financement de l’industrie de Défense de l’INAS
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