Le National Combat Management System (NCMS) des Émirats arabes unis s’inscrit dans la volonté d’Abu Dhabi d’accroître sa souveraineté technologique dans le domaine naval. Annoncé fin 2021 par le Tawazun Economic Council – l’organisme en charge des acquisitions de défense et des programmes industriels – le projet NCMS vise à créer un système de combat naval national pour la marine et les garde-côtes des EAU. Il répond à un double objectif stratégique : réduire la dépendance vis-à-vis de fournisseurs étrangers et développer localement les compétences nécessaires pour concevoir, maintenir et faire évoluer les systèmes de combat embarqués. Comme l’explique un responsable de Tawazun, ce programme doit fournir à la marine émiratie une capacité souveraine permettant d’apporter des modifications et des mises à niveau du système en toute autonomie, et de tracer « une feuille de route prometteuse pour les capacités industrielles de défense » du pays.
Dès le départ, le NCMS s’est inscrit dans la stratégie plus large d’autonomie technologique des EAU. Le projet s’insère dans le Tawazun Economic Program (programme d’offsets et d’industrialisation), avec pour ambition de localiser le savoir-faire et de créer un écosystème national autour des hautes technologies navales. Il est conçu comme une solution nationale couvrant les besoins futurs, tout en améliorant l’interopérabilité et en réduisant les coûts sur le long terme. Le développement du NCMS a été planifié sur environ quatre ans : lancé en 2021, il a atteint une étape clé fin 2023 avec la sélection du partenaire industriel étranger, pour une présentation d’une première version du système dès 2025. Cette trajectoire accélérée reflète la croissance rapide du secteur défense aux EAU ; le NCMS est appelé à soutenir cette dynamique en apportant des solutions tactiques adaptées à l’évolution des menaces tout en renforçant l’industrie locale.
Enfin, le contexte géopolitique régional conforte l’importance d’une telle capacité. Le golfe Persique est aujourd’hui « l’une des zones les plus tendues de la géopolitique », marqué par la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran et une insécurité maritime grandissante. Des incidents récents (attaques de drones, saisies de pétroliers par l’Iran, menaces sur le détroit d’Ormuz) soulignent la nécessité pour les EAU de sécuriser leurs voies maritimes et de protéger leurs intérêts offshore dans un environnement instable. Dans cette optique, disposer d’un système de combat naval développé à domicile renforce la résilience et la réactivité opérationnelle de la flotte émiratie, en lui permettant d’adapter rapidement ses outils aux nouveaux scénarios de menace sans dépendre de tierces parties. C’est un atout de taille pour la liberté d’action d’Abu Dhabi, d’autant que la marine émiratie évolue aux côtés de marines de premier plan dans la région (États-Unis, France, etc.) et doit pouvoir coopérer tout en préservant son autonomie de décision.
Le développement du NCMS repose sur un partenariat stratégique franco-émirien associant des acteurs industriels majeurs et les institutions de défense des EAU. Le 19 décembre 2023, un accord de développement conjoint a été signé à Abu Dhabi entre Tawazun Council (le maître d’ouvrage émirien), le groupe français Naval Group et la société émiratie Marakeb Technologies. Cet accord formalise une Joint Development Agreement prévoyant un transfert complet de technologies et de savoir-faire de Naval Group vers l’industrie locale émiratie. Il s’inscrit dans les efforts continus des Émirats pour renforcer leur base industrielle de défense et acquérir des solutions souveraines de haut niveau.
Tawazun Council : organisme central dans ce projet, Tawazun supervise les aspects économiques et industriels de la défense émiratie. Son rôle a été d’identifier les besoins, de structurer le programme NCMS dans le cadre des offsets (Tawazun Economic Program) et de fédérer les partenariats. Tawazun finance et pilote en partie le développement, afin d’en garantir l’alignement avec la vision stratégique du pays (souveraineté technologique, autonomie militaire). H.E. Muammar Abushehab, CEO de Tawazun, a souligné que le NCMS « fournira des avantages souverains en termes de contrôle, de personnalisation et de mises à jour du système pour répondre aux besoins de la marine à tout moment ». Tawazun veille ainsi à ce que les Forces navales émiraties disposent d’une solution nationale évolutive, tout en stimulant l’essor d’une véritable filière défense sur le sol émirien.
Marakeb Technologies : société émiratie de haute technologie, Marakeb a été choisie comme partenaire national principal du programme. Filiale du Strategic Development Fund (SDF) des EAU, Marakeb s’est fait connaître par ses solutions autonomes (systèmes de pilotage de drones navals et aériens, stations de contrôle au sol) et son expertise en intégration de capteurs et effecteurs. Avant même l’accord avec Naval Group, Marakeb avait été sélectionnée en 2021 pour développer un premier NCMS conceptuel pour les plateformes navales émiraties. L’entreprise a déjà converti plus de 90 plateformes habitées en systèmes autonomes et intégré plus de 200 capteurs/armes de fournisseurs tiers à travers 10 pays, démontrant une capacité d’intégration polyvalente. Dans le cadre du NCMS, Marakeb apporte sa connaissance des systèmes unmanned et assure le rôle de maître d’œuvre local, en étroite coopération avec Naval Group. Son CEO, Basel Shuhaiber, a déclaré que Marakeb est fière de « cultiver ce savoir » et de contribuer à un tournant technologique historique pour les EAU, qui renforcera les capacités navales tout en établissant de nouveaux standards régionaux en matière d’excellence maritime.
Naval Group : partenaire étranger sélectionné après des discussions avec plusieurs grands industriels européens, Naval Group apporte au NCMS son expertise de systèmeier naval et son produit SETIS®. Leader français du naval de défense, Naval Group est à la fois concepteur de navires de combat (frégates, sous-marins…) et fournisseur de systèmes de combat. Pour les EAU, le groupe avait récemment livré deux corvettes Gowind (classe Bani Yas) en 2023-2024, et ces navires sont justement dotés de la version export de SETIS, le système de gestion de combat maison de Naval Group. Ce dernier servira de base au NCMS. La mission de Naval Group est de développer la capacité NCMS pour qu’elle puisse être intégrée à l’ensemble de la flotte émiratie, aussi bien sur des bâtiments neufs qu’en modernisation de bâtiments existants. L’entreprise assure le transfert des technologies clés, la formation des ingénieurs émiratis et la co-conception du système final. Pierre-Eric Pommellet, PDG de Naval Group, a insisté sur l’engagement de long terme de son groupe aux côtés des EAU pour « soutenir leur ambition de renforcer leur industrie de défense » et développer une capacité navale de combat à la pointe, répondant aux objectifs de souveraineté nationale du pays.
EDGE Group : bien que non signataire direct de l’accord NCMS, EDGE – le grand conglomérat défense émirien – joue un rôle d’appui stratégique. Marakeb Technologies s’inscrit dans l’écosystème d’EDGE (via SDF), et EDGE soutient de façon générale les efforts d’internalisation des technologies navales. Lors du salon IDEX 2025, EDGE Group a signé avec Naval Group un Memorandum of Understanding élargissant leur coopération dans le domaine des systèmes de combat navals. Ce partenariat, qui prend acte de l’avancement du NCMS (« entré dans le National Combat Management System en gage de souveraineté des EAU » selon P. E. Pommellet), vise à « construire un nouveau socle » de collaboration pour innover et conquérir de nouveaux marchés ensemble. EDGE apporte ainsi son poids industriel et sa vision à l’export, afin que les solutions issues du NCMS puissent être valorisées non seulement au profit des EAU mais aussi de clients tiers. Cette dimension s’inscrit dans la volonté d’EDGE de développer des produits de classe mondiale (en partenariat avec des leaders internationaux) et de positionner les Émirats comme un acteur exportateur de technologies de défense.
UAE Navy : utilisateur final du système, la marine émiratie (UAE Navy) a naturellement été partie prenante dans la définition des exigences opérationnelles du NCMS. Le programme répond aux besoins d’une flotte en pleine modernisation, composée de bâtiments hétérogènes : corvettes lourdes (Baynunah), nouvelles corvettes furtives (Bani Yas/Gowind 2500), patrouilleurs océaniques (Falaj 2 et futurs Falaj 3), navires logistiques et vedettes garde-côtes, sans oublier les essaims de drones navals en développement. L’objectif est de doter l’ensemble de ces plateformes d’un système de combat unifié, ce qui facilitera les opérations combinées et la formation des équipages. D’après Naval Group, le NCMS sera intégré à la flotte sur les bâtiments neufs et en rétrofit, pour permettre à la UAE Navy d’« opérer un CMS national » commun à ses unités. La marine assure en outre le lien entre les développeurs et le terrain, en fournissant des officiers de liaison et en hébergeant, à terme, la seconde phase du programme NCMS aux EAU (phase d’autonomisation complète des ingénieurs locaux). Ultimement, les Forces navales émiraties bénéficient d’un système conçu par et pour elles, évolutif selon leurs doctrines, ce qui renforcera leur efficacité opérationnelle.
En s’appuyant sur la base technologique du système SETIS® de Naval Group, le NCMS est conçu comme un système de combat naval de dernière génération, aux spécificités techniques avancées. Développé dès l’origine pour être modulaire, évolutif et ouvert, il doit pouvoir s’adapter à une variété de plateformes et intégrer des équipements de diverses origines. Voici les principales caractéristiques techniques attendues du NCMS :
Architecture modulaire et intégration multi-capteurs : Le NCMS adoptera une architecture ouverte et scalable, permettant de brancher différents sous-systèmes en fonction de la mission et du type de navire. Cette modularité, comparable à celle du TACTICOS de Thales, offre une grande flexibilité : « Tacticos est ouvert et modulaire par son architecture sous-jacente, pouvant être adapté à une variété de profils de mission et de types de navires ». De même, le NCMS pourra fusionner les données d’un large éventail de capteurs : radars de veille surface et aérienne, sonars de coque ou remorqués, systèmes optroniques (EO/IR), capteurs de navigation, etc. En centralisant et corrélant ces données, il fournira une image de situation tactique unifiée couvrant les menaces aériennes, de surface et sous-marines. L’opérateur n’est pas submergé par des informations brutes de chaque capteur : le système effectue une fusion de capteurs multi-niveaux et présente une situation épurée et interprétable en temps réel. Cette intégration permet aussi de gérer de manière cohérente l’ensemble des armes du bord (missiles, artillerie, torpilles) en fonction des pistes détectées.
Liaison avec les drones et guerre en réseau : Un atout majeur du NCMS sera sa capacité à intégrer les vecteurs sans pilote dans le dispositif de combat (unmanned systems). Les EAU développant activement des drones de surface (USV) et aériens (UAV) – par exemple le MMUSV de 21 m de Marakeb – le NCMS devra les prendre en compte comme des senseurs et effecteurs à part entière. Les CMS de dernière génération intègrent nativement cette fonction : « Avec l’adoption rapide des drones (UAV/VTOL/USV/UUV), il est vital de les coordonner avec les capacités du navire […] Tacticos le permet via son architecture ouverte, offrant des missions numériques, le suivi d’état, la fusion complète des capteurs et une présentation des drones comme n’importe quel autre dispositif ». De même, le NCMS offrira une coordination en temps réel avec les drones : il pourra, depuis la passerelle de combat, contrôler ou recevoir les flux de drones de surveillance, de guerre des mines ou d’attaque, étendant la portée de détection et d’action du navire mère. Naval Group a déjà développé pour d’autres marines (Belgique, Pays-Bas) un module spécifique I4Drone visant à intégrer les véhicules non-habités au CMS principal. On peut s’attendre à ce que le NCMS des EAU bénéficie de ce savoir-faire, compte tenu de la spécialisation de Marakeb dans les technologies autonomes. La guerre en réseau s’en trouvera renforcée : le NCMS pourra échanger des données tactiques non seulement avec les autres bâtiments (via les liaisons de données tactiques), mais aussi avec des essaims de drones opérant autour de la flotte, pour une approche collaborative du combat naval.
Capacités de guerre électronique et gestion multi-menaces : Le NCMS intégrera les fonctions de détection et contre-mesures électroniques au même titre que les capteurs « classiques ». Les bâtiments de la marine émiratie sont équipés de suites de guerre électronique (ex : détecteurs de radars et de communications ESM/CESM fournis par Elettronica sur les corvettes Bani Yas) et de systèmes de leurre (décoy) comme le lance-leurres MASS de Rheinmetall. Le NCMS assurera la fusion des données EW (avertissements d’alerte radar, etc.) avec les pistes de situation tactique, et proposera des réponses automatiques ou manuelles. Un CMS moderne peut par exemple allouer une attaque de guerre électronique contre un aéronef ou un missile ennemi avant d’engager les systèmes cinétiques (canons, missiles). Ce type d’automatisation intelligente sera de mise, afin de neutraliser certaines menaces (drones, missiles antinavires) d’abord par brouillage ou leurrage, préservant les munitions. La gestion multi-menaces est en effet au cœur du système : le NCMS devra suivre simultanément des dizaines de pistes hostiles potentiels (missiles supersoniques, essaims de drones explosifs, embarcations rapides, sous-marins, etc.) et aider l’équipage à prioriser et engager rapidement les plus dangereuses. L’emploi d’intelligence artificielle dans le CMS pourra accroître cette réactivité en automatisant l’évaluation de la menace et en suggérant les meilleures options d’engagement. Au final, le NCMS gérera l’intégralité de la « chaîne de destruction » (kill chain) du navire, depuis la détection précoce jusqu’à la neutralisation de la cible, en optimisant la séquence de décisions sous forte contrainte temporelle.
Cybersécurité embarquée et résilience digitale : Dans un contexte de numérisation poussée, le NCMS devra intégrer la cybersécurité dès la conception (cyber by design). Les systèmes de combat sont des cibles de choix pour la guerre cybernétique, et les EAU, en quête d’autonomie, accordent une importance particulière à contrôler cet aspect. Naval Group souligne que la cybersécurité des systèmes est désormais un véritable champ de combat, traité dès la phase de design et tout au long du cycle de vie. Le NCMS bénéficiera donc de ces principes : architecture cloisonnée, protections actives, supervision en continu des réseaux de combat par un Cyber Management System dédié (capable de détecter toute cyberattaque en temps réel). Le fait de développer le système localement avec transfert de codes source va également renforcer la confiance dans la chaîne, en éliminant le risque de portes dérobées ou de dépendance aux mises à jour étrangères. Les navires équipés du NCMS seront construits autour d’une architecture numérique résiliente de type cloud naval distribué (telle que l’ACCESS – Afloat Common Computing Evolutive and Secured System de Naval Group) offrant des capacités de calcul évolutives et tolérantes aux pannes. Même en cas d’incident ou d’attaque, le système doit pouvoir continuer à fonctionner en mode dégradé. Cette robustesse garantira que les bâtiments pourront poursuivre leurs missions critiques sous la menace cyber, là où des systèmes fermés classiques pourraient être paralysés sans support extérieur immédiat.
Sur la scène internationale, seuls quelques grands systèmes de combat naval peuvent rivaliser avec le NCMS en termes de fonctionnalités. Il est utile de situer la démarche émiratie par rapport à trois références étrangères : Thales TACTICOS, Lockheed Martin Aegis et Leonardo Athena. Chacun illustre un modèle différent (néerlandais, américain, italien) auquel on peut comparer le NCMS, que ce soit pour mesurer les similarités techniques ou pour comprendre l’enjeu de souveraineté derrière le choix d’une solution nationale.
Thales TACTICOS : développé aux Pays-Bas, TACTICOS est l’un des CMS occidentaux les plus répandus au monde. Choisi par 25 marines et déployé sur plus de 200 navires de tout tonnage (patrouilleurs, frégates, destroyers), il incarne une approche standardisée et modulaire. TACTICOS est réputé pour son architecture ouverte et son extrême adaptabilité : il intègre une vaste gamme de capteurs (radars multi-fonctions, systèmes EO/IR, senseurs de guerre électronique) et d’armes, avec une interface utilisateur unifiée et ergonomique. Ses capacités couvrent aussi bien la guerre littorale asymétrique que le combat naval haute intensité. Techniquement, le NCMS vise un niveau équivalent de polyvalence. D’ailleurs, certaines corvettes de la région ont déjà adopté TACTICOS – par exemple les Gowind égyptiennes – ce qui a sans doute motivé les EAU à développer une alternative souveraine. Comme TACTICOS, le NCMS sera multirôle et pourra gérer l’apport de capteurs externes (données d’autres navires, d’avions de patrouille, etc.) via les liaisons de données standard, fournissant une image tactique étendue au-delà du seul navire porteur. En revanche, la grande différence réside dans la maîtrise d’œuvre : TACTICOS reste un produit Thales, tandis que le NCMS sera détenu en propre par les Émirats, offrant une liberté totale de le faire évoluer selon leurs besoins.
Lockheed Martin Aegis : le système Aegis américain est souvent considéré comme le plus sophistiqué des CMS, en particulier pour la lutte antiaérienne et antimissile. Conçu initialement pour les croiseurs et destroyers de l’US Navy, Aegis est optimisé pour affronter des raids massifs de missiles et des menaces balistiques, au point d’être au cœur du bouclier antimissile de plusieurs marines alliées (Japon, Corée du Sud, Espagne sur F-110 via une version intégrée, etc.). En service depuis les années 1980, il a constamment évolué : « Aegis a été développé pour mener des guerres aériennes de haute intensité et vaincre les menaces de missiles intégrés. En service depuis des décennies, sa longévité tient à sa flexibilité et à l’ajout continu de nouvelles technologies, au point que les logiciels actuels n’ont plus grand-chose à voir avec l’original ». Aegis se distingue par son intégration poussée matériel-logiciel : il est traditionnellement lié aux radars américains SPY-1 (puis SPY-6) et aux missiles SM-2/SM-6, formant un tout indissociable. Le NCMS, lui, se veut agnostique en termes de capteurs/armes, pour intégrer des équipements variés (américains, européens, locaux). Néanmoins, certains concepts d’Aegis inspireront le NCMS, par exemple l’architecture ouverte gouvernementale qu’adopte désormais l’US Navy pour son Integrated Combat System et qui vise à accélérer le déploiement de mises à jour logicielles sur l’ensemble de la flotte. On retrouve là une préoccupation partagée : la capacité à mettre à jour rapidement le CMS pour contrer des menaces émergentes. Sur ce plan, en possédant son code source, les EAU pourront faire évoluer le NCMS sans attendre (de façon analogue à l’US Navy qui internalise le développement d’Aegis). En termes de performances pures, Aegis garde une avance sur les fonctions de défense contre missiles balistiques ou d’intégration de senseurs très lourds (radar longue portée, armes à énergie dirigée), domaines qui ne sont pas la priorité des EAU actuellement. Toutefois, pour la défense aérienne régionale et la lutte anti-aéronefs/missiles de théâtre, le NCMS allié à des capteurs modernes (ex : radar 3D Kronos HP sur les OPV Falaj 3) offrira une capacité crédible de même nature que celle d’Aegis sur des navires de tonnage inférieur.
Leonardo ATHENA : ce système italien représente la nouvelle vague des CMS européens et il est particulièrement pertinent car déjà déployé aux Émirats arabes unis. En effet, Leonardo a été retenu en 2021 comme intégrateur de la suite de combat des futurs patrouilleurs Falaj 3 construits par Abu Dhabi Ship Building ; à ce titre, il fournit le CMS ATHENA C Mk2 sur ces OPV de 60 m. Athena Mk2 est un système de combat modulaire et flexible, dérivé des développements menés pour les bâtiments de la Marina Militare les plus récents (patrouilleurs hauturiers PPA Thaon di Revel, porte-aéronefs Trieste, etc.). Il intègre des technologies modernes comme le traitement distribué et des interfaces homme-machine repensées. Dans la configuration Falaj 3, l’ATHENA gère un ensemble de capteurs et armes multi-origines : un radar 3D Kronos NV HP de Leonardo, une suite guerre électronique d’Elettronica, un système de conduite de tir NA-30S Mk2, un interrogateur IFF SIR-M et des liaisons de données tactiques multiples via un processeur dédié (MDLP). Ce package intégré clé en main montre la capacité d’Athena à s’adapter aux exigences spécifiques des EAU. Le NCMS, quant à lui, adoptera une philosophie similaire d’intégration tous azimuts (il devra probablement converser avec des radars Thales ou Saab sur certains navires, des missiles MBDA ou Raytheon, etc.), mais avec l’avantage pour les Émirats d’en détenir la maîtrise. On peut considérer que le NCMS sera à terme un équivalent d’ATHENA développé localement. Leonardo restant un fournisseur externe, les EAU ont intérêt à unifier le cœur de leurs systèmes de combat sous un contrôle national, et pourraient un jour migrer les Falaj 3 de l’ATHENA vers le NCMS pour homogénéiser leur flotte. À noter qu’ATHENA et le NCMS partagent une orientation vers la conduite centralisée des opérations : par exemple, l’Italie a introduit un concept de naval cockpit sur ses PPA, où deux opérateurs peuvent à la fois piloter le navire et utiliser le CMS depuis une passerelle numérique hautement automatisée. Ce niveau d’automatisation et d’ergonomie est sans doute une référence pour l’interface utilisateur du NCMS.
En résumé, le NCMS des EAU se compare avantageusement aux meilleurs CMS existants : il en reprend les principes éprouvés (architecture ouverte modulaire, fusion de données, automatisation) tout en éliminant le verrou de dépendance associé à ces systèmes propriétaires. Plutôt que d’acheter un TACTICOS « sur étagère » ou de se voir imposer un Aegis sous contrôle étranger, les Émirats ont choisi de construire leur propre système, avec l’aide technique de Naval Group. Ce faisant, ils rejoignent le cercle restreint des pays disposant d’une compétence souveraine en matière de systèmes de combat (États-Unis, quelques pays européens, Israël, etc.), compétence généralement indissociable d’une industrie navale de premier plan.
Le déploiement du NCMS aura d’importantes retombées sur les capacités opérationnelles de la marine émiratie. Au-delà de l’aspect technologique, c’est un véritable changement de paradigme dans la manière dont les EAU pourront utiliser, maintenir et faire évoluer leur flotte. Voici les principaux bénéfices capacitaires attendus :
Grâce au NCMS, la UAE Navy gagne en indépendance dans l’emploi de ses navires de combat. Elle ne sera plus tributaire d’un fournisseur étranger pour modifier un mode opératoire, intégrer un nouveau missile ou corriger une vulnérabilité logicielle. Le système national offre des « avantages souverains en termes de contrôle, de personnalisation et de mises à jour pour l’aligner sur les besoins de la marine à tout moment », souligne Tawazun. Concrètement, cela signifie qu’en cas de nouvelle menace (par ex. un drone kamikaze de type inédit) ou d’acquisition d’un nouveau senseur, les ingénieurs émiratis pourront adapter le NCMS rapidement, sans passer par les délais contractuels d’un OEM étranger. L’autonomie vaut aussi dans la conduite des opérations : en situation de crise, les EAU pourront déployer leurs bâtiments sans craindre une boîte noire qu’ils ne maîtrisent pas entièrement. La flexibilité tactique s’en trouve accrue, avec la possibilité de concevoir des tactiques sur mesure exploitant les caractéristiques du NCMS, ou encore de le faire évoluer vers de nouvelles missions (surveillance maritime, intégration dans un réseau de défense côtière, etc.). En somme, le NCMS confère à la marine émiratie une liberté d’action élargie et la capacité de maintenir ses outils de combat au plus haut niveau de performance sur toute la durée de vie des navires.
L’introduction d’un système commun à l’ensemble des unités de combat va grandement faciliter la coopération inter-bâtiments et l’efficacité globale de la flotte. Les EAU opèrent une flotte assez éclectique, composée de navires construits par différents chantiers (français, italiens, émiratis…) et équipés jusqu’à présent de CMS variés (SETIS sur corvettes Gowind, TACTICOS ou autre sur corvettes Baynunah, ATHENA sur OPV Falaj 3, etc.). Le NCMS vise à unifier le socle. À terme, que ce soit un officier sur une corvette ou un opérateur sur un patrouilleur, tous partageront la même interface et les mêmes procédures de système de combat. Cela améliorera l’interopérabilité interne et permettra par exemple à un groupe de navires émiratis de se coordonner en temps réel via leurs CMS nationaux. Déjà, il est prévu que le NCMS soit employé non seulement par la marine mais aussi par les garde-côtes, gommant la frontière entre plateformes militaires et paramilitaires en termes de partage d’information tactique. Chaque bâtiment, du plus grand au plus petit, pourra contribuer à un tableau de situation maritime commun sans conversion complexe de données. La formation des équipages sera également simplifiée : une fois formé sur NCMS, un opérateur pourra aisément passer d’un navire à l’autre, ce qui flexibilise la gestion des ressources humaines de la flotte. Enfin, la maintenance logicielle sera rationalisée : un même patch ou une même amélioration pourra être déployé sur tous les navires dotés du NCMS, réduisant les coûts et efforts de MCO (Maintien en Condition Opérationnelle).
Si le NCMS assure la cohérence interne de la flotte, il est aussi conçu pour garantir l’interopérabilité externe avec les alliés des EAU. En tant que système moderne, il supportera les protocoles standard OTAN ou équivalents : liaisons de données tactiques Link 11/Link 16/Link 22, échange de situation maritime (NJRC), etc. Par exemple, le Falaj 3 doté de l’ATHENA embarque un multi-datalink processor permettant de gérer plusieurs liaisons simultanément et de distribuer l’information vers d’autres acteurs. De même, le NCMS saura échanger en temps réel avec les forces amies présentes dans le Golfe (US Navy, Marine française, etc.), ce qui est crucial pour des missions de coalition (sécurisation du détroit d’Ormuz, lutte contre la piraterie, etc.). Le fait qu’il repose sur SETIS – système déployé sur des navires français, grecs, égyptiens… – facilite son intégration dans un environnement multinational. Naval Group a par le passé démontré la possibilité de faire converger des images tactiques entre des CMS différents (ex. Aegis et SCOMBA espagnol), ce qui préfigure la capacité du NCMS à s’insérer dans un réseau de combat interallié. Pour les EAU, cela signifie qu’ils pourront continuer à opérer aux côtés de leurs partenaires tout en ayant un système maison. Par ailleurs, l’interopérabilité concerne aussi les équipements : grâce à son ouverture, le NCMS pourra intégrer des armes de divers provenances (missiles américains, canons européens, etc.) et donc conserver la polyvalence de la flotte, indépendamment des sources d’approvisionnement. Cette interopérabilité tous azimuts renforce la crédibilité de la marine émiratie, qui sera perçue comme un partenaire capable de s’aligner sur des standards internationaux sans sacrifier sa souveraineté.
Sur le plan stratégique, le NCMS apporte aux EAU un atout majeur pour la projection et la dissuasion en milieu maritime. Disposer d’une flotte équipée d’un système de combat de haut niveau permet d’envisager des opérations plus ambitieuses, plus lointaines, tout en assurant la protection des unités déployées. Par exemple, la marine émiratie pourrait envoyer un groupe naval en océan Indien ou en Méditerranée dans le cadre d’exercices ou d’opérations de sécurité, en ayant la confiance que ses navires ont des capacités de détection et de réaction optimales. La dissuasion est aussi psychologique : un adversaire potentiel saura que les bâtiments émiratis ne sont pas de simples acheteurs dépendants, mais qu’ils intègrent un système local potentiellement imprévisible pour qui n’en connaît pas les détails. Cela complique la tâche d’un ennemi qui voudrait exploiter une faille connue d’un CMS standard (puisque le NCMS est unique). Par ailleurs, la souveraineté signifie que les EAU peuvent refuser ou accepter de partager certaines fonctionnalités, renforçant leur marge de manœuvre diplomatique. Par exemple, dans un contexte de tension, Abu Dhabi pourrait déployer ses navires sans consulter de fournisseur pour activer tel mode d’engagement. Au Moyen-Orient, où la démonstration de force compte, voir les Émirats maîtriser un système de combat de cette envergure enverra un signal fort quant à leur haut niveau d’autonomie militaire. Enfin, en cas d’embargo ou de rupture d’approvisionnement (scénario déjà vu dans la région), la présence du NCMS garantit que la posture navale du pays ne serait pas amoindrie, car l’expertise locale suffirait à maintenir et faire évoluer les capacités critiques.
Le programme NCMS ne se limite pas à un simple produit : il s’inscrit dans une vision plus large de développement de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) des Émirats arabes unis. À ce titre, il véhicule des opportunités en matière de formation de la main-d’œuvre, de contrôle des chaînes critiques et de rayonnement international de l’industrie émiratie.
L’un des piliers du NCMS est le transfert de connaissance vers les ingénieurs émiratis. Dès décembre 2024, une équipe d’ingénieurs et d’experts locaux a entamé un programme intensif de deux ans au Centre d’excellence CMS de Naval Group à Ollioules, en France. Cette formation pratique couvre l’ingénierie système, le développement logiciel temps réel, l’intégration capteurs-effecteurs et la validation du CMS. La première phase, en France, est dédiée à l’assimilation du savoir-faire et à l’intégration technologique aux côtés des équipes de Naval Group. La seconde phase se déroulera aux EAU : les ingénieurs formés y exerceront en autonomie croissante la conception, le développement et l’exploitation des fonctionnalités critiques du NCMS. D’après Dr. Nasser Al Nuaimi (secrétaire général de Tawazun), « ce partenariat marque une étape charnière dans le transfert de technologie et la localisation du savoir, renforçant la vision des EAU d’atteindre l’autonomie technologique ». En effet, à la fin du programme, les EAU disposeront d’une équipe nationale capable de faire évoluer le CMS, voire d’en développer de nouvelles versions pour d’autres domaines. C’est un apport inestimable en capital humain, qui peut par la suite irriguer d’autres projets de défense (radars, missiles, cyber). Par ailleurs, le NCMS sert de catalyseur pour les filières éducatives locales : collaborations avec les universités émiraties en génie logiciel, création potentielle de cursus spécialisés en systèmes embarqués de défense, etc. Il contribue à retenir les talents dans le secteur défense national en leur offrant un projet de pointe sur lequel travailler.
En développant le NCMS localement, les EAU prennent le contrôle d’un maillon critique de l’architecture de leurs forces armées. Le CMS est en effet le cerveau du navire de combat : celui qui centralise les informations sensibles et coordonne les actions létales. Le posséder en propre élimine le risque de dépendance stratégique – par exemple, la nécessité de faire appel à un fournisseur étranger pour une mise à jour urgente ou pour corriger une faille de sécurité. Cela réduit aussi l’exposition aux pressions géopolitiques : un pays tiers ne pourra pas exercer de chantage en bloquant l’accès au système de combat, puisque celui-ci est national. Comme mentionné, Tawazun insiste sur les « avantages souverains en termes de contrôle, personnalisation, et mise à jour » du NCMS, obtenus grâce au transfert de technologie. En outre, maîtriser le CMS donne plus de latitude dans le choix des autres équipements du navire (capteurs, armes) : la marine peut intégrer ce qui lui convient le mieux opérationnellement ou économiquement, sans se restreindre à un écosystème imposé par un fournisseur unique. Cette indépendance industrielle s’étend à la chaîne logistique : le support du NCMS (pièces électroniques, maintenance logicielle) pourra être localisé via Marakeb, Edge ou d’autres entités locales, réduisant la vulnérabilité à des perturbations d’importation. Enfin, la propriété intellectuelle du NCMS appartient en grande partie aux Émirats (via Marakeb/Tawazun), ce qui signifie qu’ils peuvent l’utiliser librement dans d’autres projets sans redevance ni autorisation d’exportation étrangère – un atout stratégique dans un domaine où les restrictions ITAR et autres compliquent souvent la coopération.
Le NCMS sert de pierre angulaire pour bâtir un écosystème de haute technologie navale aux EAU. En collaborant avec Naval Group, Marakeb enrichit son portefeuille de compétences (au-delà des drones, vers les systèmes de gestion de combat). D’autres entreprises locales pourraient être impliquées à terme, pour fournir des composants, développer des sous-modules, etc. Cela crée des opportunités pour les PME et start-ups locales de s’insérer dans la supply chain du programme. Tawazun souligne que ces partenariats « jouent un rôle vital dans l’avancement d’un écosystème industriel national complet, fondé sur l’innovation et le savoir », l’objectif étant de leverager les programmes Tawazun pour des développements capacitaires similaires. En d’autres termes, la réussite du NCMS pourrait entraîner d’autres initiatives de co-développement dans d’autres domaines (radars, communications sécurisées, véhicules autonomes militaires, etc.), réutilisant le modèle de transfert de technologie. Ceci contribue à la diversification économique voulue par les Émirats : investir la rente pétrolière dans des industries stratégiques de haute valeur ajoutée, pour préparer l’après-pétrole et créer des emplois qualifiés. Le NCMS, s’il est mené à bien, deviendra un produit vitrine du savoir-faire technologique émirati, aux côtés d’autres succès d’EDGE Group (missiles guidés, drones, etc.).
Enfin, le NCMS possède une dimension de diplomatie industrielle. D’une part, il renforce les liens avec la France, partenaire de longue date des EAU en matière de défense. La coentreprise sur le NCMS illustre un partenariat gagnant-gagnant où la France transfère des technologies sensibles en échange d’un approfondissement de la relation stratégique et d’une coopération industrielle pérenne. Naval Group se dit « honoré de cette nouvelle étape dans notre coopération de long terme avec Tawazun » et évoque des « partenariats durables répondant aux objectifs de souveraineté nationale » des EAU. Ce genre de programme consolide la confiance entre les États, au-delà du simple contrat commercial. D’autre part, en disposant de son propre système de combat, les Émirats gagnent en statut international dans le cercle des pays exportateurs de défense. À moyen terme, ils pourraient proposer le NCMS (ou des éléments de celui-ci) à d’autres marines amies de la région, dans le cadre de packages via EDGE Group. Par exemple, des pays du Golfe ou d’Asie pourraient être intéressés par un CMS alternatif aux offres américaines ou européennes classiques, surtout s’il vient avec des conditions politiques plus souples. Edge l’a bien compris : son CEO a déclaré qu’à travers la collaboration avec Naval Group, EDGE espère « innover et conquérir de nouvelles parts de marché ensemble » sur le naval. On peut imaginer à l’avenir des offres intégrées « made in UAE » comprenant des navires construits localement (via la JV EDGE-CMN pour les corvettes, par ex.) équipés du NCMS émirati, destinées à l’export. Cela s’inscrirait dans la stratégie d’EDGE de projeter les Émirats au rang de fournisseur mondial de solutions de défense. Sur le plan régional, les EAU renforcent aussi leur leadership technologique vis-à-vis de leurs voisins : ils se posent en pionniers capables de développer in-house des systèmes complexes, ce qui peut inciter d’autres pays du Conseil de Coopération du Golfe à coopérer avec eux (plutôt que de dépendre exclusivement des Occidentaux). Le NCMS devient alors un outil de soft power pour Abu Dhabi, démontrant son ambition d’être non seulement un consommateur de défense, mais aussi un co-développeur et exportateur – un changement d’image significatif.
Jade Delozanne, Analyste au sein de la Commission des Coopérations Industrielles et Technologiques de l’INAS
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