L’intelligence artificielle est en passe de transformer en profondeur la manière dont les opérations militaires sont conduites, planifiées et anticipées. Pour comprendre cette mutation stratégique, il est nécessaire de revenir sur les principaux cas d’usage de l’IA dans le domaine de la défense.
Si les premiers outils numériques appliqués à la défense apparaissent dès les années 1960 avec la création d’ARPANET par la DARPA aux États-Unis, c’est véritablement dans les années 1990, avec la convergence de l’électronique, de l’informatique et des télécommunications, qu’une révolution technologique conduit à l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC). Cette maturation technologique a permis d’élargir le champ d’action militaire possible en permettant d’un côté aux soldats d’accéder, de partager et d’analyser en temps réel des informations provenant d’autres zones du champ de bataille, et de l’autre en offrant aux états-majors une connaissance quasi instantanée de l’évolution de la situation. Cette avancée, que l’on nomme la « Numérisation de l’Espace de Bataille » (NEB) a permis de faire passer le temps de replanification d’une opération d’une semaine pendant la seconde guerre mondiale à seulement une journée lors de la première guerre du Golfe (1990-1991). Maîtriser la transformation numérique de ses forces armées est alors devenu l’enjeu essentiel de la fin du XXe siècle pour un pays qui avait l’ambition de dominer son adversaire aussi bien sur le plan opérationnel que tactique.
Presque trente ans plus tard, l’enjeu n’est plus d’intégrer les TIC dans les armées, mais d’utiliser des innovations technologiques pour exploiter un environnement qui est saturé par des données numériques. Cette saturation est provoquée par le fait que les forces armées évoluent désormais dans un cadre qualifié d’opérations multimilieux et multichamps (M2MC), c’est-à-dire au sein de cinq espaces de confrontation : terrestre, maritime, aérien, spatial et cyber. Aujourd’hui, l’analyse humaine traditionnelle n’arrive plus à suivre le flot continu de données complexes collectées par une variété de systèmes, tels que les drones, les satellites et les capteurs intelligents installés sur les véhicules militaires. Ce défi est d’autant plus élevé aujourd’hui que les renseignements collectés comprennent aussi bien des documents textuels que des images, des vidéos, des enregistrements audios ou encore des informations issues d’interceptions électroniques. De ce fait, l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les armées marque une rupture décisive en permettant d’extraire, d’analyser et d’exploiter en temps réel les données pertinentes. Pour cela, l’IA semble appelée à intervenir à chaque instant de la boucle « observation, orientation, décision, action », plus connue sous le sigle « OODA ». La puissance militaire d’un pays va donc se mesurer dans les prochaines années par rapport à sa capacité à traiter en temps réel un volume massif d’informations. Il est donc intéressant d’étudier plus en profondeur comment l’utilisation de l’IA se traduit désormais concrètement dans nos armées.
L’IA devient progressivement un outil indispensable aux armées car elle permet d’améliorer les opérations de Renseignement, de Surveillance et de Reconnaissance, résumé par le sigle « ISR », notamment via l’utilisation de robots militaires. Ceux-ci peuvent être caractérisés comme des véhicules aériens, terrestres, maritimes ou sous-marins sans équipage et embarquant des caméras et des capteurs ainsi que des actionneurs pour se déplacer ou agir, de manière plus ou moins autonome selon la capacité de leurs IA. Les missions ISR accomplies par ces robots peuvent permettre de collecter des données telles que des images visibles ou thermiques de soldats ennemis, la géolocalisation d’infrastructures militaires ou encore des signaux électromagnétiques émis depuis des véhicules cibles. Ainsi, à mesure que les modèles d’IA embarqués dans ces robots ou capteurs intelligents deviennent de plus en plus précis dans l’identification, la localisation et le suivi d’objets ou de personnes sans intervention extérieure constante, leur utilisation dans le cadre de mission ISR augmente. À ce sujet, la France peut par exemple compter sur une solution d’IA souveraine développée par Safran baptisée ACE pour « Advanced Cognitive Engine ». Le modèle est embarqué dans l’Euroflir 410, un système optronique haute performance associant différents capteurs, et déployable sur drones, hélicoptères ou aéronefs. Concrètement, le modèle ACE apporte plusieurs améliorations opérationnelles majeures, comme la correction des perturbations environnementales liées aux turbulences, à la faible luminosité ou aux conditions visuelles dégradées, ainsi que le renforcement du suivi et de l’assistance à l’opérateur grâce à des fonctions avancées de détection, d’indication de cibles mobiles et de fusion multispectrale, allégeant ainsi la charge cognitive des équipages. Cela permet ainsi aux forces sur le terrain de se concentrer sur l’analyse stratégique plutôt que sur la collecte manuelle de renseignements.
L’IA devient également un outil clé pour les armées dans la phase de collecte et l’analyse du renseignement car elle permet de fusionner et d’analyser en un instant d’immenses volumes de données issues de multiples capteurs. L’analyse humaine traditionnelle de données collectées devient insuffisante face à l’ampleur et la complexité des données modernes. Or, comme l’explique Marc Paskowski, qui dirige la branche Cloud de combat et connectivité d’Airbus Defence & Space, l’IA « fournira une connaissance commune de la situation en capturant, partageant, fusionnant et traitant instantanément des quantités massives de données provenant de toutes les plateformes connectées ». Autrement dit, il sera par exemple possible de s’appuyer sur des algorithmes de réseau de neurones artificiels profonds afin de « nettoyer » le bruit des données brutes, de fusionner les informations provenant de capteurs multiples pour obtenir une vue plus complète, et ensuite de restituer ces renseignements de manières classée et analysée. La startup européenne Helsing propose en ce sens le modèle « AI for Maritime » qui fusionne les informations de différents capteurs, les synthétise et les interprète afin de contribuer à la surveillance maritime.
Au-delà de la phase d’observation, l’IA va devenir incontournable dans les prochaines années afin de mieux orienter les militaires sur le champ de bataille notamment grâce à des interfaces de visualisation immersive et de de réalité augmentée fonctionnant grâce à l’IA. À ce sujet, dans le cadre de la conception du Next-generation-Fighter, l’avion de chasse de 6ème génération au centre du Système de combat aérien du futur (SCAF), il est prévu d’intégrer un assistant cognitif virtuel, conçu pour optimiser la charge cognitive du pilote. Grâce à une interface multimodale utilisant la voix, les sons, les retours haptiques et d’autres canaux sensoriels, ce cockpit intelligent s’ajustera aux états mentaux et physiques du ou des pilotes, ainsi qu’à la situation opérationnelle. L’intégration de technologies comme le eye tracking, la reconnaissance vocale et le dialogue en langage naturel permettra une interaction fluide et continue, augmentant ainsi les capacités opérationnelles et la réactivité de l’équipage. À plus court terme, l’armée américaine a lancé en mars 2025 le programme Soldier Borne Mission Command Next, afin d’équiper ses fantassins de casques de réalité augmentée. Dans le cadre de cet appel d’offres, Anduril et Meta se sont associés pour proposer le système EagleEye, un casque intelligent combinant réalité augmentée et IA . EagleEye se veut ainsi être un véritable assistant numérique proactif, facilitant la détection de menaces, la coordination des actions et la gestion des interfaces sur le terrain.
La gestion d’une mission englobe deux phases : la planification préalable et la replanification si nécessaire pendant la phase d’exécution. C’est le C2 qui s’occupe de ces phases. L’OTAN définit le Commandement et le contrôle (C2) comme « l’ensemble des fonctions des commandeurs, de leurs équipes et autres corps de commandement pour le maintien des forces, la préparation des opérations, et la direction des troupes en vue de leurs missions ». Or, à travers un système d’aide à la décision, l’IA va être en mesure de venir soutenir les chefs militaires du C2 à anticiper, planifier, coordonner et conduire des manœuvres dans un environnement M2MC. Effectivement, en s’entraînant sur des millions de données provenant de divers formats, l’utilisation d’un modèle d’IA permettra par exemple d’anticiper les résultats d’un bien plus grand nombre de divers scénarios que ne pourrait le faire l’homme en un temps limité. Par ailleurs, lors de l’exécution d’une mission, il est probable qu’il faille adapter le plan d’action en fonction des aléas pouvant survenir tout au long de celle-ci. Lors de la replanification de la mission, l’entité aux commandes pourra tirer pleinement parti des capacités de l’IA, qui ajustera les plans en temps réel en ingérant, traitant et synthétisant les nouvelles informations et évolutions tactiques à une vitesse bien supérieure à celle de l’humain, garantissant ainsi une flexibilité opérationnelle optimale. Sur ce segment très stratégique, la startup française Comand AI développe une plateforme logicielle autour de l’IA. Baptisée Prevail, elle est conçue pour assister le centre de commandement militaire dans la planification des opérations et la prise de décision en temps réel. Concrètement, Prevail exploite les données des ordres et documents d’opérations du commandement supérieur et les données opérationnelles en temps réel. L’objectif de Command AI est de « permettre à ces officiers de planifier et de mener des opérations quatre fois plus vite et avec quatre fois moins de personnel » comme l’explique Loïc Mougeolle, cofondateur et PDG.
Enfin, l’IA sera directement impliquée dans les opérations des forces armées car elle va jouer un rôle croissant dans leur entraînement. Grâce aux modèles de simulation, l’IA crée des environnements réalistes et dynamiques qui permettent aux soldats de s’entraîner de manière interactive. En multipliant les situations de combat et les styles d’opposition, elle expose les soldats à une plus grande variété de tactiques et de menaces réalistes. Cette exposition va les aider à réagir à des situations imprévues et ainsi améliorer leur prise de décision sur le terrain.
La diffusion de l’IA sur le champ de bataille marque donc une rupture décisive dans la manière de mener et de concevoir les opérations militaires. S’inscrivant dans la lignée des TICs, l’IA est aujourd’hui le game changer à maîtriser pour un pays qui souhaite assurer sa domination sur ses adversaires. C’est pourquoi tous les acteurs se mobilisent : les grands industriels comme Safran, les startups telles que Helsing ou Comand AI, et également le secteur public comme le Ministère des Armées. Ainsi, pour accélérer le passage à l’échelle, la France s’appuie depuis mai 2024 sur l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (AMIAD). Dotée d’un budget de 300 millions d’euros, l’AMIAD est rattachée au ministre des Armées, et s’articule autour de trois axes majeurs : l’IA embarquée, l’IA des opérations et l’IA organique. L’Armée de Terre peut également compter sur le Commandement du combat futur (CCF), créé en août 2023 avec pour mission de capter l’innovation, l’expérimenter, la documenter et en accélérer l’appropriation par les forces.
Valentin Aubert, Vice-président de la Commission de l’Innovation de Défense de l’INAS
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