L’innovation dans le secteur de la défense n’est plus l’apanage de l’État français ou de ses grands groupes industriels. Aujourd’hui, les startups et les PME contribuent activement à façonner les capacités militaires de demain. Dans ce contexte, l’INAS, en partenariat avec le GICAT, Défense Angels, l’IEGA – Institut d’études de géopolitique appliquée, la FIADS et Estrads Certification, a réuni, au sein de la mairie du 17ᵉ arrondissement de Paris, plusieurs figures clés de l’écosystème pour échanger sur les opportunités, les défis et les perspectives pour les entrepreneurs dans le secteur de la défense. Parmi les intervenants figuraient Xavier Itard, chef du guichet unique de l’Agence de l’Innovation de Défense ; Hubert Raymond, Responsable de l’accélérateur GENERATE du GICAT ; François Mattens, Directeur des affaires publiques chez XXII ; et Théo Bondarec, Chief Technology Officer de la startup Alta Ares.
Loin de se limiter aux seules ruptures technologiques spectaculaires, l’innovation de défense couvre un spectre bien plus large. Hubert Raymond a rappelé l’existence de plusieurs formes d’innovation – continue, adjacente, disruptive et radicale – toutes applicables au domaine militaire. Qu’il s’agisse de l’adaptation de cartouches pour chasser de nouveaux types de drones (innovation adjacente), ou encore de l’intégration de l’IA dans les véhicules militaires (innovation radicale), chaque type d’innovation répond à un besoin précis.
Ainsi, l’innovation en matière de défense est essentielle, car, comme l’a souligné François Mattens, « c’est le terrain qui commande ». Autrement dit, dans un contexte où les conflits hybrides, asymétriques et conventionnels peuvent se superposer, la capacité d’adaptation technologique devient un levier stratégique majeur. Elle permet notamment d’acquérir une supériorité opérationnelle en renforçant l’agilité tactique face à des menaces imprévisibles et évolutives. Xavier Itard a confirmé ce constat en rappelant que « la rapidité de réaction sur le terrain est essentielle », ce qui implique une innovation réactive, souple et à plusieurs échelles. Cette dynamique se manifeste par exemple en Ukraine, comme l’a évoqué François Mattens, où l’usage de drones commerciaux bon marché et facilement accessibles est détourné pour les équiper d’explosifs. Ces dispositifs, malgré leur simplicité, parviennent parfois à neutraliser des véhicules blindés coûtant plusieurs millions d’euros, illustrant ainsi l’impact considérable de l’innovation de défense sur le terrain.
L’arrivée de l’intelligence artificielle sur le champ de bataille constitue un exemple marquant d’innovation dans le domaine de la défense, renforçant considérablement la supériorité opérationnelle des forces armées. Théo Bondarec a évoqué que l’IA devient incontournable pour exploiter la masse croissante de données générées sur les champs de bataille. L’intelligence artificielle accélère considérablement les processus de renseignement en permettant le traitement continu de flux vidéo et d’autres données qu’un soldat ne pourrait analyser seul, 24 heures sur 24.
Enfin, l’innovation en matière de défense revêt une importance stratégique majeure, car elle conditionne la capacité d’un pays à préserver sa souveraineté. Comme l’a rappelé François Mattens, le conflit en Afghanistan a révélé une lacune critique : la France ne disposait alors d’aucun industriel capable de produire des drones performants. Elle a donc dû se tourner vers les États-Unis pour s’en procurer. Or, leur utilisation nécessitait l’intervention de contractants américains missionnés par le Département de la Défense, seuls habilités à exploiter les données collectées. En conséquence, toutes les images captées par les drones français transitaient par les États-Unis, privant ainsi la France du contrôle exclusif sur ses propres renseignements. Cet épisode illustre de manière éloquente comment un retard technologique peut compromettre la souveraineté nationale, en particulier dans des domaines aussi sensibles que le renseignement militaire.
La table ronde a mis en évidence plusieurs obstacles structurels qui freinent les acteurs innovants dans le domaine de la défense, un secteur « sous contrainte » comme l’a indiqué Xavier Itard.
Le premier frein identifié est le décalage temporel entre les rythmes de développement des grands programmes de défense et ceux des entrepreneurs agiles, qui conçoivent les innovations façonnant les capacités de demain. François Mattens a ainsi mentionné la difficulté que nous avons aujourd’hui à introduire ces innovations incrémentales en six mois ou un an dans des systèmes conçus pour durer de 30 à 35 ans.
À cela s’ajoute la lenteur des procédures liées aux marchés publics, qui constitue un frein majeur pour les startups du secteur de la défense. Comme cela a été souligné durant la conférence, les cycles de vente dans le domaine étatique sont souvent longs et complexes. Or, les jeunes entreprises, disposant de ressources financières limitées, ne peuvent pas supporter des délais aussi étendus avant de conclure un contrat ou de recevoir un premier paiement. Cette inertie administrative peut ainsi compromettre leur survie, voire décourager toute initiative d’innovation dans ce secteur.
Enfin, il semblerait que, selon les invités, un frein culturel français autour de la notion de « risque » ralentisse la dynamique d’innovation de défense. En effet, dans notre pays, ce terme est encore trop souvent associé au danger plutôt qu’à l’opportunité, a expliqué François Mattens. Ce dernier a souligné l’importance de faire évoluer les mentalités en notant qu’une véritable culture de l’innovation ne s’impose pas par décret mais qu’elle se construit progressivement, dans la durée.
Face aux obstacles structurels et culturels qui freinent l’innovation de défense en France, plusieurs leviers ont été identifiés par nos invités pour rendre l’écosystème plus réactif et favorable à l’entrepreneuriat.
Le Guichet Unique de l’Agence de l’Innovation de Défense (AID), dirigé par Xavier Itard, incarne une réponse concrète pour renforcer l’agilité de l’écosystème de défense. Il permet d’abord de qualifier rapidement la solution proposée par un entrepreneur, en évaluant sa pertinence vis-à-vis des besoins actuels ou son potentiel d’intégration future comme brique technologique. Ensuite, il facilite la mise en relation directe avec des utilisateurs opérationnels, favorisant ainsi des expérimentations en conditions réelles avant toute contractualisation complexe. Cette logique de « temps court » vise à offrir un retour rapide aux innovateurs tout en testant rapidement des technologies encore peu matures pour évaluer leur intérêt opérationnel.
Parallèlement, le programme d’accompagnement GENERATE, porté par le Groupement des Industries françaises de Défense et de Sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT), favorise les synergies entre startups et industriels du secteur. Il joue un rôle clé dans l’acculturation des jeunes entreprises aux spécificités du monde de la défense et dans leur intégration progressive à des projets structurants, tout en veillant à ne pas les détourner de leur trajectoire commerciale civile.
Du côté des forces armées, Théo Bondarec a souligné l’importance du Commandement du Combat Futur (CCF), une structure qui offre aux startups la possibilité d’insérer leurs technologies dans des scénarios opérationnels simulés, ouvrant ainsi la voie à une adoption plus rapide de solutions innovantes.
Enfin, des efforts continus sont déployés pour simplifier les relations avec l’administration. Ainsi, Xavier Itard a souligné que le ministère des Armées est labellisé « Relations fournisseurs et achats responsables ». Cela signifie qu’il respecte des délais de paiement courts, cruciaux pour la trésorerie des jeunes entreprises. Par ailleurs, Hubert Raymond a mis en avant le fait que le cadre juridique français a également évolué. Le décret n° 2024-1251 du 30 décembre 2024 autorise désormais des achats publics innovants jusqu’à 300 000 euros HT sans mise en concurrence, accélérant considérablement l’accès au marché pour les PME technologiques. À ce titre, pour aller encore plus loin dans ces mesures, François Mattens a émis l’idée de valoriser les acheteurs publics qui prennent des risques intelligents ou adoptent des approches originales, à travers des incitations ou reconnaissances spécifiques.
Valentin Aubert, Vice-président de la Commission de l’Innovation de Défense de l’INAS
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