Les prétentions territoriales de certains États hégémoniques et l’augmentation du nombre de pays détenteurs de l’arme nucléaire ont une conséquence sur l’économie mondiale et les routes maritimes commerciales qu’elle emprunte pour la majorité de ses flux industriels et commerciaux. En effet, les conflits ouverts entre États riverains, mais aussi la contestation prégnante de l’existence de certains autres États en Eurasie, engendrent une instabilité géopolitique dans cet espace. Cette instabilité est accentuée par la dissuasion nucléaire employée par la plupart des belligérants. La navigation maritime mondiale et la marine marchande sont impactées par ces conflits, qui nécessitent la prise en compte des risques potentiels liés à la nationalité de l’armateur (par exemple Israël et les pays occidentaux) ou à l’activité maritime exercée (par exemple les hydrocarbures). Les passages obligés que sont les détroits et canaux à statut international sont de facto impactés par ces conflits et les risques qu’ils engendrent. Cette vulnérabilité liée à l’étroitesse de ces passages obligés, et du flux important de navires dans ces eaux, sont le fait opportuniste de certaines actions politiques, voire militaires, qui limitent la liberté de circulation de la marine marchande, l’intégrité des navires et de leurs marchandises. L’emprunt de nouvelles routes maritimes est une solution parfois choisie par certains armateurs pour limiter ces risques.
Alors que les conflits liés à des groupuscules terroristes non étatiques sont concentrés en Afrique subsaharienne et au Yémen, les conflits entre États sont eux concentrés dans un arc allant de l’Asie du sud-est à l’Europe de l’Est. Ces trois théâtres de guerre ouverte ont tous la spécificité d’être engagés entre des États possédant des rivages avec les mers (mer Noire, golfe Persique, mer Méditerranée, mer Rouge, océan Indien). L’essentiel des produits pétroliers et des produits industriels et les matières premières, transitent par transbordements maritimes.
Le retour des conflits de haute intensité entre États maritimes d’Eurasie mérite de bénéficier d’une analyse approfondie de la situation actuelle. À titre d’exemple, la guerre entre la Russie et l’Ukraine amène les deux belligérants à quelques escarmouches navales, allant jusqu’à l’avarie récente d’un navire de guerre russe dans la mer Noire suite à une attaque ukrainienne. Cette guerre tridimensionnelle (terre, air, mer) marque le retour des guerres conventionnelles entre pays voisins dans des conflits territoriaux. L’accès aux grands ports maritimes de l’État limitrophe est souvent une cible de premier choix, tant à des fins militaires (base navale) qu’à des fins économiques (transbordement maritime). La récente guerre des 12 jours entre l’Iran et Israël a, elle, davantage impacté la navigation maritime, notamment lors du passage du détroit d’Ormuz et de la circulation dans le canal de Suez. D’autre part, l’attaque iranienne soudaine contre le Qatar (État presqu’île), comme riposte au survol de l’espace aérien par les avions israéliens afin de permettre le bombardement de son territoire, a questionné quant au « jusqu’au-boutisme » de la République islamique d’Iran sur ses volontés hégémoniques au Moyen-Orient.
Du côté asiatique, l’intensité augmentée dans le conflit entre l’Inde et le Pakistan sur les prétentions territoriales de la région du Cachemire passe aussi par des tensions entre les deux armadas en mer. Ces tensions obligent donc les navires marchands à s’éloigner de cet espace à risque situé entre le détroit de Malacca connu pour son phénomène de piraterie et le détroit d’Ormuz, passage obligé pour les transporteurs pétroliers.
Parmi les États cités précédemment, tous sont détenteurs de l’arme nucléaire, l’ont été ou ont la prétention rapide de la posséder.
La Russie faisant partie du conseil permanent des Nations Unies à ce titre, alors que l’Ukraine accueillait des armes nucléaires durant la période soviétique et pendant sa participation comme État fondateur de la communauté des États indépendants (CEI) avant de la quitter en 2018. Cet héritage soviétique datant de la guerre froide, allié à la posture hégémonique actuelle de la fédération de Russie sur les États adjacents disposant de régions russophones, démontre bien que l’on est passé d’une guerre froide à des fins idéologiques (capitalisme contre communisme) à une guerre froide culturelle (conservatisme de la langue et de la civilisation) sur fond de nostalgie soviétique pour certains responsables politiques.
En outre, l’Inde et le Pakistan ont quant à eux décidé unilatéralement et simultanément de posséder l’arme nucléaire avec une ambition commune de dissuasion liée aux prétentions territoriales sur le Cachemire depuis 1965.
La République populaire de Chine est également un acteur de ce conflit de territorialité mais est restée depuis de nombreuses années à un stade de dissuasion et de manœuvres diplomatiques internationales. À titre informatif, le contingent d’ogives nucléaires possédées par ces deux pays a été estimé aux alentours de 170 pour chacun d’eux en 2023.
En comparaison, Israël a, de longue date, eu la prétention de détenir l’arme nucléaire dans le seul but de dissuader les pays riverains avec lesquels elle a déjà été plusieurs fois en guerre depuis sa création après la seconde guerre mondiale, ainsi que d’empêcher qu’ils ne tentent à nouveau de l’attaquer. L’Iran de son côté a signé le traité de non-prolifération des armes nucléaires et s’est engagé à ne pas détenir l’arme atomique. Malgré ses engagements, la poursuite de ses recherches à cette fin a déclenché la récente guerre des 12 jours initiée par Israël après des menaces ouvertes de l’Iran de faire usage de cette arme de destruction massive. Cette prolifération nucléaire a de surcroît amené à la signature d’un traité de non prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1968.
Plusieurs États ont cessé leurs recherches après la signature de ce traité (Afrique du Sud, Suède, Espagne, Argentine…). Toutefois, certains ont choisi de ne pas signer ce traité (à l’exemple de l’Inde, du Pakistan et d’Israël) et d’autres Etats ne semblent pas vouloir tenir leurs engagements (notamment la Corée du Nord qui s’est retirée du traité et l’Iran qui est encore signataire).
Lorsque l’on fait l’analyse géostratégique de ces trois conflits étatiques, nous constatons rapidement qu’ils sont concentrés sur un espace restreint à l’Eurasie et que ces 6 pays ont tous un accès à la mer. Ces conflits armés de haute intensité engendrent un risque accru de paralysie pour la marine marchande lors des passages des détroits et canaux internationaux, voire une prise de risque de prise à partie selon le pavillon arboré ou la nationalité de son armateur. Malgré des traités internationaux qui régissent la libre circulation dans ces détroits et canaux, les eaux territoriales restent ainsi un facteur de risque pour les navires marchands qui sont, dès lors, amenés à circuler dans ces espaces en temps de guerre.
De plus, la navigation maritime dans les détroits et canaux du Proche-Orient sont également impactés par les conflits. Tant dans l’entrave à la navigation, et donc à l’économie mondiale, que dans les risques d’attaques des navires ou de captations de leurs marchandises. Les détroits d’Ormuz (Iran) et du Bosphore (Turquie), mais aussi du canal de Suez (Égypte), sont dès lors les principaux passages obligés concernés par ce phénomène d’ampleur. Nous avons pu constater très récemment que l’Iran avait la capacité de paralyser le détroit d’Ormuz lors de ses répliques contre Israël et le Qatar durant la guerre des 12 jours.
Ce phénomène qui a déjà existé lors de la première guerre du Golfe (1990/1991) confirme la capacité de nuire à la bonne marche de la navigation commerciale dans le golfe Persique par les pays riverains. La tension entre les pays riverains de cette mer s’est tout d’abord démontrée par la montée en puissance des capacités militaires conventionnelles de tous ces pays (terre, air et mer), mais également par l’implantation de bases militaires étrangères. L’Hexagone en est un exemple, présent de manière permanente aux Émirats arabes unis depuis 2009, et ne fait pas défaut à cette analyse. D’autre part, le détroit du Bosphore (et des Dardanelles), situé entre la Turquie et la mer Noire, est historiquement un détroit à risques, engendrant nombre d’interventions militaires par le passé. Un conflit notable reste la guerre tridimensionnelle entre la Russie et l’Ukraine.
Entraînant de facto des difficultés de navigation pour les pays riverains de la mer Noire et pour la marine marchande, ce point stratégique souligne son importance. L’intervention indirecte des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la position politique prise par la Turquie au profit de la Russie, ajoute à ce conflit armé de haute intensité, des difficultés de gestion des risques dans cet espace maritime. Du côté du Moyen-Orient, le canal du Suez a déjà engendré des interventions militaires prouvant son intérêt stratégique sur la scène internationale. Par conséquent, les accidents à la navigation ont aussi un impact sur la navigation commerciale mondiale, comme nous avons pu le constater en mars 2021 (en pleine pandémie COVID-19). En effet, à la suite de l’échouement d’un porte-conteneurs, en travers du canal, la navigation et le port à conteneurs local furent paralysés. Sa proximité avec la région du Sinaï, devenue une quasi zone d’exclusion suite aux actes terroristes perpétrés par les groupes islamistes et indépendantistes palestiniens, a amené la République d’Égypte à faire monter en puissance sa marine nationale. Le plus bel exemple étant l’achat de deux portes-hélicoptères de la classe Mistral construits aux chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire et livrés en 2016
Après que la résurgence des pirateries maritimes dans le détroit de Malacca ou dans la corne d’Afrique a nécessité la protection militaire des routes maritimes et l’armement des navires marchands depuis plusieurs années, succédés par l’attaque des navires par les terroristes Houthis lors des passages du détroit de Bab El Mandeb entre le Yémen et Djibouti, les conflits ouverts entre États maritimes détaillés précédemment ont aussi un impact sur la libre navigation maritime commerciale. Ces nouvelles routes maritimes réalimentent des prétentions territoriales.
A ce titre, la fonte de la calotte glaciaire arctique permet à certains navires marchands de passer de l’Atlantique au Pacifique par le nord du Canada ou par le nord de la Russie, pour desservir l’Asie du Sud-Est. La réouverture de bases militaires de l’Arctique, fermées depuis la fin de la guerre froide, est devenue un enjeu stratégique de la maîtrise des mers et des nouvelles routes maritimes qui représente, selon les sources, jusqu’à 30% de réduction des délais de navigation entre l’Europe et l’Asie du Sud-est, et 4500 kilomètres de moins sur le parcours.
L’actuel président des États-Unis (USA), Donald Trump, a plusieurs fois annoncé que le Canada pourrait devenir le 51e État des USA, tout comme il a proposé au Groenland de devenir un territoire associé des USA. Ce dernier, territoire autonome du Royaume du Danemark, héberge encore une base militaire américaine, mais d’autres ont existé par le passé. La volonté stratégique non dissimulée de sécuriser ces nouvelles routes navigables démontre l’intérêt de protéger l’économie mondiale qui transite par transbordement maritime, mais aussi les ressources sous-marines que ces routes possèdent (potentiel de pêche et énergies fossiles qu’elles renferment).
Le contournement du continent africain engendre un surcoût et un allongement des délais de transbordement maritime, mais il reste une solution sécurisée. Les actes de piraterie maritime dans le golfe de Guinée ne sont pas non plus à négliger sans compter sur les intempéries lors du passage du cap Horn en Afrique du Sud. Cette route reste toutefois une bonne alternative pour la desserte de l’Amérique du Sud et des Antilles, sans oublier l’émergence de certains pays d’Afrique Occidentale comme le Nigéria ou la Côte d’Ivoire.
Par ailleurs, les conflits armés résurgents, notamment entre États de l’Europe de l’Est et en Asie, ont un impact significatif sur l’économie mondiale à travers la navigation maritime de commerce. L’intensité de ces conflits et la multiplication des théâtres de guerre par des pays ayant accès aux mers, font craindre une montée en puissance du nombre de conflits ouverts entre États dans les années à venir.
L’attention portée sur les prétentions de la République populaire de Chine à l’égard de Taïwan laisse craindre un décuplement de ces tensions sur l’écosystème maritime mondial dont l’activité centrale est située en Asie du Sud-Est. La situation dans de nombreuses régions du monde, essentiellement en Asie et en Afrique Orientale, laisse présumer d’une résurgence de ces conflits et de la systématisation des rapports de force entre États limitrophes. Les prétentions territoriales sont souvent à l’origine de ces conflits qui tendent à se multiplier et qui impactent l’économie mondiale, notamment à travers la Marine marchande qui s’oblige dorénavant à emprunter les nouvelles routes maritimes de l’Arctique, devenant ainsi un enjeu stratégique pour les grandes puissances mondiales.
*légende de la cartographie :
– point rouge : détroits et canaux de dimension internationale
– pays coloré en orange : État en guerre
– étoile colorée en jaune : région des conflits ouverts
– bande verte : nouvelle route maritime dans l’Arctique
– cerclage rouge : zone de regroupement des tensions, objet de l’analyse
Charles-Edouard Despret, Analyste au sein de la Commission des Affaires Maritimes de l’INAS
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