Hydrogène vert et souveraineté : quels choix pour la France face à la transition énergétique ?

En 1875, Jules Verne, dans son ouvrage « L’Île Mystérieuse », a imaginé un monde où l’eau serait la source d’énergie, l’hydrogène et l’oxygène qui la composent devenant une source inépuisable de lumière et de chaleur. Près de 150 ans plus tard, on peut affirmer qu’il était un véritable visionnaire. Longtemps considéré comme une solution de niche, l’hydrogène vert se propose aujourd’hui comme un tournant technologique majeur dans la politique énergétique européenne. « Lorsque nous avons lancé le Pacte vert pour l’Europe, il y a exactement quatre ans, l’hydrogène propre était encore le rêve de quelques visionnaires […] Aujourd’hui, quatre ans plus tard, l’économie de l’hydrogène est en plein essor. » a affirmé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de la Semaine Européenne de l’Hydrogène en novembre 2023.

L’hydrogène vert se distingue de l’hydrogène brun et gris, dérivés de sources fossiles, par son processus de production. Il est obtenu par électrolyse de l’eau, utilisant un courant électrique de sources renouvelables telles que le solaire, l’éolien ou l’hydraulique. Cette nouvelle forme d’énergie possède un potentiel considérable dans les secteurs « hard to abate », où les options d’électrification sont limitées : la production d’acier, l’industrie pétrochimique et les transports. De plus, l’hydrogène permet également de stocker l’énergie à long terme, afin d’exploiter les surplus en période de besoin.

Pour ces raisons, le développement d’un marché européen de l’hydrogène figure parmi les principaux objectifs du plan REPowerEU. Ce plan vise à produire 20 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici 2030, dont la moitié sera importée. Le plan a été présenté par la Commission européenne en mai 2022 afin de réduire la forte dépendance de l’UE aux importations de gaz, de pétrole et de charbon russes. Cependant, en 2022, la production d’hydrogène décarboné en Europe n’était que de 20 000 tonnes. Au niveau mondial, moins de 1% des 97 millions de tonnes d’hydrogène produites en 2023 étaient vertes ou à faibles émissions. Il est donc devenu essentiel de s’interroger sur les potentialités et les limites de l’hydrogène pour une Europe et une France plus vertes.

L’Europe à l'épreuve de l'hydrogène

L’adoption de l’hydrogène vert doit faire face à deux obstacles majeurs : des coûts élevés et un manque d’infrastructures. Le développement d’une infrastructure de transport transfrontalière est donc essentiel pour exploiter cette ressource à grande échelle. Une solution plausible réside dans la combinaison de gazoducs existants, la construction de nouveaux pipelines et l’adaptation des ports maritimes pour la gestion des carburants. Une trentaine de gestionnaires de réseau de transport d’énergie (GRT) soutiennent le projet de « Backbone européen de l’hydrogène », visant à cartographier les corridors hydrogène jusqu’en 2040.

Cependant, la polyvalence de l’hydrogène, utilisable dans de nombreux domaines, a aussi un inconvénient. Chaque usage spécifique (transports, industrie) nécessite une infrastructure différente, transformant la flexibilité en incertitude. Une solution de substitution, qui ne concerne pas les gazoducs, consiste à générer et à transmettre directement l’électricité aux utilisateurs industriels ou résidentiels. Bien que résolvant le problème du transport de l’hydrogène, cette approche risque de surcharger les réseaux électriques. Dans les deux scénarios, un travail d’adaptation sera nécessaire, qu’il s’agisse de nouvelles canalisations pour l’hydrogène ou de réseaux électriques renforcés.

La régulation d’un tel réseau d’infrastructures sera un défi, exigeant une convergence d’intérêts entre les États membres, les GRT gaziers et les utilisateurs. La Commission européenne envisage un modèle comparable à celui du gaz naturel, fondé sur la séparation des activités de transport et de distribution, le respect des droits des consommateurs et un accès libre aux réseaux pour les acteurs externes. Ce modèle semble néanmoins trop rigide pour un réseau si jeune et incertain. Pour garantir une énergie à zéro émission grâce à l’hydrogène vert, l’Union européenne doit également améliorer la compétitivité des coûts de production. Actuellement, le coût de l’hydrogène vert est deux à trois fois supérieur à celui de l’hydrogène fossile. Réduire cet écart passe avant tout par des choix politiques ciblés stimulant l’usage des énergies renouvelables. Des investissements dans l’innovation et le développement de technologies à coûts compétitifs seront également essentiels.

De plus, l’Union européenne possède un fort potentiel pour créer des marchés mondiaux de l’hydrogène, grâce à ses avancées en technologies vertes. Pour l’exploiter pleinement, elle devra adopter des stratégies communes et reléguer l’optimisation des coûts à court terme au second plan, évitant des plans d’action nationaux peu coordonnés. L’intégration de la production intérieure et de l’importation depuis des pays tiers (Maroc, Norvège, Égypte) reste l’une des meilleures solutions pour maîtriser les coûts, bien que cela expose l’Europe au risque de dépendance énergétique.

Situation actuelle de la France sur l’hydrogène vert : retards et défis nationaux

Actuellement, la France consomme environ 400 000 tonnes d’hydrogène provenant de combustibles fossiles, générant ainsi 4 millions de tonnes de CO₂.

En septembre 2020, un investissement de 9 milliards d’euros a été alloué pour développer un système d’hydrogène vert d’ici 2030, s’inscrivant dans la Stratégie nationale pour le déploiement de l’hydrogène décarboné. L’objectif est de produire 600 000 tonnes d’hydrogène entre 2020 et 2030, mais seulement 0,3 des 6,5 gigawatts prévus pour 2030 seront installés avant 2026. 

Selon l’Agence de la transition écologique (ADEME), à court terme, la production française d’hydrogène peut maintenir des coûts compétitifs, proches de ceux de l’hydrogène marocain d’origine photovoltaïque. Cependant, les scénarios pour 2050 sont beaucoup plus diversifiés. D’ici 25 ans, la compétitivité de l’hydrogène français dépendra de la disponibilité d’infrastructures de transport et de stockage.

La Chine progresse beaucoup plus rapidement que la France en matière d’hydrogène : elle produit déjà 500 000 tonnes d’hydrogène décarboné et elle a ouvert les portes à la production de bus et de camions à hydrogène. Pour rattraper son retard, la France doit élaborer des réglementations plus simples et rapides à mettre en œuvre, dans le cadre d’un projet politique cohérent, solide et durable.

En juin 2024, la start-up McPhy a inauguré la première gigafactory d’électrolyseurs en France. Cette usine a été financée par le gouvernement français, via le programme national France Relance. Cependant, moins d’un an après son ouverture, l’entreprise est déjà en vente. L’hydrogène vert est confronté au paradoxe de l’œuf et de la poule : pour réduire ses coûts, un grand nombre de projets doit être déployé. Or, le manque de projets lancés maintient les coûts à un niveau trop élevé pour attirer les investisseurs, ce qui freine le démarrage de nouvelles initiatives.

En effet, les décrets, même accompagnés d’aides et de subventions importantes, ne suffisent pas à créer un secteur industriel compétitif ni à générer une demande significative. Même lorsque les financements nécessaires à l’installation des électrolyseurs sont disponibles, comme dans le cas de McPhy, la demande reste le principal défi. En effet, les clients ont peu d’intérêt à choisir l’hydrogène vert, qui est bien plus cher que sa version fossile, tant qu’il n’existe pas de réglementations pour l’imposer ou, au minimum, l’encourager.

Le South H2 Corridor et la géopolitique méditerranéenne

En mai 2024, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie ont uni leurs forces en signant une déclaration d’intention commune pour la création d’infrastructures d’importation d’hydrogène. Ce projet ambitieux, baptisé South H2 Corridor, vise à connecter l’Afrique du Nord à l’Union Européenne à travers un pipeline de 3300 km, traversant l’Algérie, la Tunisie et rejoignant l’Europe par la Sicile. Le South H2 Corridor a le potentiel d’être l’élan tant attendu pour catalyser un marché européen de l’hydrogène interconnecté. Sa capacité nominale devrait atteindre 40 % de l’objectif d’hydrogène importé par l’Union européenne d’ici 2030.

Bien que, 18,8 milliards d’euros soient alloués via REPowerEU pour soutenir le projet, des investissements privés substantiels sont essentiels pour une infrastructure si coûteuse. Mobiliser de telles sommes représente un défi, mais les retours potentiels, dans la vision d’un avenir de plus en plus vert, sont considérables. Ce partenariat historique, en pleine consolidation entre Rome et Alger, s’inscrit dans une stratégie plus vaste qui pourrait marginaliser le rôle de la France en Méditerranée. Dans l’attente de la résolution des tensions diplomatiques avec l’Algérie, la France observe la naissance d’un nouveau projet où l’Italie se positionne comme un pont entre l’Afrique et l’Europe.

Malgré les promesses du Corridor South H2, le modèle suscite également de vives critiques. Des dizaines d’ONG ont déjà dénoncé les effets potentiellement négatifs du projet. La méfiance provient notamment du lien étroit entre l’hydrogène vert et les combustibles fossiles. L’idée est d’adapter 65 % des gazoducs existants au transport d’hydrogène, provenant de l’un des principaux pays fournisseurs de gaz. Selon la chercheuse Elena Gerebizza, ce qui est présenté comme une innovation pourrait en réalité prolonger la durée de vie des infrastructures de transport de gaz naturel et, par conséquent, renforcer la dépendance à l’exportation de ressources fossiles pour les pays exportateurs.

Les accusations d’être un projet néocolonial, fondé sur un modèle extractiviste visant à externaliser les coûts de décarbonation vers les pays du Sud, sont également nombreuses. Les installations et les électrolyseurs nécessitent des milliers d’hectares et de l’eau ultrapure, une ressource limitée dans la région. La construction de systèmes de dessalement de l’eau de mer risquerait de mettre à l’épreuve la stabilité sociale, étant donné la sensibilité de la question de l’accès aux ressources hydriques.

D’un point de vue pratique, les infrastructures font défaut. L’Algérie et la Tunisie ne produisent actuellement pas d’hydrogène vert, et la part d’électricité générée à partir de l’énergie solaire s’élevait respectivement à moins de 1 % et 4 % en 2023. Il est prévu qu’à l’horizon 2030, les deux pays soient capables de produire 330 000 tonnes d’hydrogène, ce qui reste toutefois inférieur à un dixième de la capacité du gazoduc.

Opportunités et stratégies pour la France

Pour la France, un avenir où l’hydrogène vert constitue l’un des piliers énergétiques est possible, mais il reste encore subordonné à de nombreux facteurs interconnectés. Si l’on décide de suivre une trajectoire calquée sur le modèle européen, il faudra s’appuyer sur des importations à bas coût depuis la Méditerranée. Cela garantirait une position économique de premier plan dans la région, avec des avantages potentiels pour d’autres secteurs de coopération avec l’Afrique du Nord.

Cependant, derrière la diversification énergétique se cache l’ombre d’une dépendance aux importations. À ce jour, la production domestique d’hydrogène vert reste une solution préférable, tant pour des raisons politiques qu’éthiques, et la France semble disposer d’un excellent potentiel pour développer ce secteur. La construction d’une filière française de l’hydrogène vert nécessitera une forte mobilisation de fonds et la mise en œuvre de politiques ciblées.

Les secteurs public et privé devront nécessairement collaborer afin de garantir des investissements rentables. Ceux-ci soutiendront la construction des infrastructures indispensables à la production et au transport de cette ressource. La Commission européenne et le Gouvernement devront quant à eux être confrontés au défi de rendre l’hydrogène décarboné plus attractif pour les clients et les investisseurs. Une coordination entre les acteurs internes et externes, alliée à une attention accrue à la recherche technologique, reste le moyen le plus efficace pour atteindre le rêve décrit par Verne.

Lina Sbaihi, Analyste au sein de la Commission des Coopérations Industrielles et Technologiques de l’INAS

 

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Pour aller plus loin :

  • (2024, 13 juin).McPhy inaugura la sua gigafactory di elettrolizzatori a Belfort, in Francia. https://hydronews.it/mcphy-inaugura-la-sua-gigafactory-di-elettrolizzatori-a-belfort-in-francia/
  • De La Feld, S. (2024, 30 mai).Germany, Austria, Italy to develop the Southern Hydrogen Corridor. Simson: “Key project for decarbonization.” https://www.eunews.it/en/2024/05/30/germany-austria-italy-to-develop-the-southern-hydrogen-corridor-simson-key-project-for-decarbonization/
  • Shaw, S. (2025, 31 janvier). EU backs North Africa hydrogen pipeline, but is it a green dream? Climate Home News. https://www.climatechangenews.com/2025/01/31/eu-backs-north-africa-hydrogen-pipeline-but-is-it-a-green-dream/