L’exportation dans l’industrie de défense : outil de puissance ou facteur de dépendance ?

Comme le soulignait très justement Hervé Guillou, ancien PDG de Naval Group,  « l’export compte pour une part déjà importante de l’industrie » de défense « et doit encore augmenter dans les années qui viennent ».En effet, la France, puissance militaire reconnue, voit son industrie de défense confrontée à des défis inédits depuis la fin de la Guerre froide. Depuis la chute du mur de Berlin, le budget du ministère des Armées a significativement diminué, passant de 3 % à 2 % du PIB sur la période 1990 – 2010, avant de remonter à 2,25 % du PIB en 2024 dans le cadre de la Loi de programmation militaire 2024-2030. Cette baisse budgétaire s’est traduite par une réduction importante des effectifs, des équipements et des commandes, fragilisant sensiblement la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD).

Face à ce contexte, la BITD s’est donc tournée, avec appui des autorités, vers les contrats à l’exportation pour compenser la baisse des commandes nationales. Cette stratégie a permis de maintenir une activité industrielle et de préserver des compétences clés, mais elle a également accru la dépendance de l’industrie française de Défense à l’égard de marchés extérieurs souvent instables et soumis à de fortes pressions géopolitiques. L’Etat français reste vigilant à ce que ses intérêts ne soient pas relégués derrière ceux des clients étrangers.  

La vente du Rafale à l’exportation constitue un levier stratégique majeur pour l’État français, tant sur le plan industriel que budgétaire. Elle permet de entre deux commandes nationales, assurant ainsi la continuité des savoir-faire critiques dans l’aéronautique de défense. Ce maintien capacitaire bénéficie directement aux forces armées françaises, tout en renforçant la compétitivité globale de la BITD.

Le mécanisme des redevances, encadré par la direction générale de l’Armement, permet à l’État de percevoir une contrepartie financière lorsque des équipements développés sur financement public sont exportés. Si le montant annuel des redevances versées par les industriels à l’État, estimé à 20 millions d’euros selon la Cour des Comptes, reste modeste au regard de l’ampleur des flux générés par les exportations d’armement, il traduit néanmoins l’existence d’un dispositif institutionnel de retour sur investissement public. En l’absence de données consolidées sur les flux de redevances, il convient de considérer cette estimation à titre indicatif. car il permet de rembourser une partie des coûts de développement supportés par l’Etat.

Toutefois, le rapport souligne que la direction générale de l’Armement ne semble pas disposer d’un outil consolidé permettant de suivre avec exhaustivité les déclarations de redevance, les versements effectifs et les prestations techniques exonérées. Cette lacune dans la traçabilité budgétaire limite la capacité de l’État à valoriser pleinement les retombées institutionnelles de l’exportation. La mise en place d’un référentiel consolidé, partagé entre les services du ministère des Armées et du ministère de l’Économie, permettrait d’améliorer cette visibilité, d’optimiser la répartition des bénéfices entre sphère publique et acteurs industriels, et de renforcer la légitimité institutionnelle du soutien à l’exportation.

Une industrie d’excellence sous contrainte : pourquoi la BITD dépend-elle de l’export ?

La Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française s’appuie sur un tissu d’environ 4 000 entreprises couvrant l’ensemble des domaines critiques de la défense, dont une part significative vit aujourd’hui de l’exportation. En 2022, la France a enregistré un record historique de 27 milliards d’euros de prises de commandes d’armement à l’exportation, représentant près de 42 % du chiffre d’affaires total du secteur selon le rapport au Parlement du ministère des Armées. Ce chiffre illustre à lui seul la dépendance croissante de la BITD aux marchés extérieurs. Cette performance exceptionnelle repose notamment sur des contrats structurants comme la vente de 80 avions Rafale aux Émirats Arabes Unis, qui à elle seule représente plus de 16 milliards d’euros.

Plus de 600 entreprises françaises du secteur seraient directement engagées dans des activités d’exportation selon les estimations croisées de l’Observatoire économique de la défense et des rapports ministériels, un volume qui pourrait atteindre jusqu’à 2 000 si l’on inclut les exportations de biens à double usage ou indirects. La part de l’export dans le financement des industriels a ainsi progressé de manière continue, passant d’environ 10 % dans les années 1990 à plus de 40 % aujourd’hui. Cette évolution structurelle confirme que sans débouchés internationaux, de nombreuses lignes de production nationales n’auraient pu être maintenues, comme l’a démontré la continuité industrielle du programme Rafale entre deux commandes françaises grâce à des contrats étrangers.

 

Années

Part de l’export dans le chiffre d’affaires

1990

10%

2000

18%

2010

28%

2022

42%

 

L’industrie de défense française bénéficie de nombreux atouts : elle possède d’abord un savoir-faire technologique et un fort potentiel d’innovation. La France dispose d’une expertise reconnue dans l’aéronautique, l’électronique de défense, les systèmes navals, les missiles et les satellites. Les équipements français sont souvent éprouvés au combat, ce qui renforce leur crédibilité à l’export. Ensuite, le tissu industriel est diversifié, avec un réseau dense de PME et d’ETI innovantes qui complètent les grands groupes, favorisant la réactivité et la spécialisation. Enfin, l’État joue un rôle structurant, tant par les commandes nationales que par l’appui diplomatique à l’export, et il s’illustre notamment lors du Salon de l’Air et de l’Espace organisé au Bourget.

La rentabilité des contrats export est nettement supérieure à celle des contrats nationaux, les marges pouvant être multipliées par deux à trois.

Type de contrat

Marge opérationnelle moyenne (%)

Marché France

~ 5

Marché export

~ 12-15

L’exportation est aujourd’hui un pilier incontournable de la rentabilité et de la pérennité de la base industrielle et technologique de défense française. Elle permet non seulement de maintenir une activité industrielle continue, mais aussi de proposer à l’État français des équipements à des conditions plus avantageuses, tout en générant des marges supérieures sur les marchés internationaux.

Par ailleurs, l’exportation joue un rôle déterminant dans l’amortissement des coûts non récurrents (CNR) associés aux grands programmes d’armement. Ces coûts, liés à la conception initiale, à l’industrialisation, aux essais et aux outillages, peuvent représenter des montant conséquents pour les systèmes complexes. Lorsqu’un équipement développé pour les forces françaises est ensuite exporté à d’autres clients, les CNR peuvent être répartis sur un volume plus important, réduisant ainsi le coût unitaire pour l’ensemble des utilisateurs. Cette dilution bénéficie à la fois à la BITD, qui renforce sa compétitivité à l’international, et à l’État français, qui voit mécaniquement baisser le coût des équipements pour ses propres armées. Le cas du Rafale en est l’illustration : les commandes export ont permis non seulement de maintenir la ligne d’assemblage active, mais aussi d’amortir les CNR sur un plus grand nombre d’unités.

Cependant, cette industrie présente aussi des faiblesses structurelles. Le coût du travail élevé limite la compétitivité sur les prix par rapport à des concurrents comme la Corée du Sud ou la Turquie, obligeant la BITD à miser sur la qualité et l’innovation. Il existe une dépendance à certains composants étrangers, malgré la volonté de développer des équipements « ITAR free » et « German free », certains sous-ensembles restent critiques, tels que les capteurs de vision nocturne. Enfin, la fragmentation et la complexité administrative, dues à la multiplicité des acteurs et à la complexité des procédures, peuvent ralentir la prise de décision et l’adaptation aux marchés mondiaux, l’approbation des licences d’exportation prenant encore trop de temps.

 

Un environnement concurrentiel international de plus en plus asymétrique

Pour analyser la dynamique concurrentielle à laquelle est confrontée la BITD française, le modèle des cinq forces de Michael Porter constitue un outil analytique particulièrement adapté. Il permet d’identifier les principales pressions externes qui pèsent sur les industriels de la défense, tout en mettant en évidence les leviers stratégiques susceptibles de renforcer leur compétitivité et leur autonomie. Ces cinq forces que sont l’intensité de la rivalité entre concurrents, la menace de nouveaux entrants, le pouvoir de négociation des clients, celui des fournisseurs et le risque de produits de substitution offrent une grille de lecture qui éclaire autant sur les fragilités que sur les opportunités du secteur. Appliqué à la BITD française, ce cadre révèle les tensions croissantes induites par la globalisation des marchés, l’irruption de nouveaux compétiteurs soutenus par leurs États, la concentration des acheteurs, ou encore la dépendance à certains fournisseurs critiques. Il invite à repenser les conditions d’un équilibre durable entre souveraineté industrielle et compétitivité internationale car il révèle combien les équilibres traditionnels de la BITD française sont remis en question par des pressions concurrentielles multiformes, imposant une approche stratégique renouvelée alliant souveraineté, agilité et résilience. La concurrence est particulièrement forte au niveau international, avec la présence de pays tels que les États-Unis, la Chine, la Turquie, la Corée du Sud, Israël ou encore l’Allemagne. Les appels d’offres sont souvent très disputés, et la dimension diplomatique joue un rôle déterminant. Les transferts de technologie et les exigences de contenu local complexifient davantage la compétition.

Les États, principaux clients de la BITD, disposent d’un pouvoir de négociation particulièrement élevé. Les clients disposent d’un pouvoir de monopsone. Aussi peuvent-ils imposer leurs conditions en matière de prix, de transferts de technologie, d’offsets et de localisation de la production. Ils ont conscience qu’une commande peut structurer l’activité industrielle du pays fournisseur pour plusieurs années. La concentration des ventes sur quelques clients majeurs accentue cette dépendance et ce déséquilibre.

Certains composants critiques, comme l’électronique, les matériaux stratégiques et les semi-conducteurs, sont produits par un nombre limité d’acteurs, souvent étrangers. La dépendance à l’égard de fournisseurs soumis à des réglementations extraterritoriales, telles que l’ITAR ou la réglementation allemande, peut fragiliser la capacité d’exportation de la BITD et limiter sa liberté d’action.

Les barrières à l’entrée sont traditionnellement élevées, notamment en raison des investissements en R&D, des certifications et des exigences de sécurité. Cependant, la montée en puissance de pays émergents, comme la Turquie, la Corée du Sud ou la Chine, montre qu’un fort soutien étatique et des transferts de technologie imposés par les clients peuvent accélérer l’émergence de nouveaux concurrents.

La menace des produits de substitution reste limitée pour les grands systèmes d’armes, mais les évolutions technologiques, telles que les drones, la cyberdéfense, les systèmes autonomes et les solutions duales, peuvent à terme bouleverser le marché et concurrencer l’offre française, notamment sur les segments à bas coût.

L’exportation d’armement comme instrument d’influence et de continuité stratégique

Le potentiel de la BITD française en matière de capacités industrielles et de R&D contribue directement à l’influence diplomatique de la France, notamment à l’ONU. Le fait de disposer d’une capacité militaire autonome crédibilise sa posture de membre permanent du Conseil de sécurité et de son droit de véto. Elle permet également à la France de proposer des solutions concrètes lors des opérations menées sous mandat de l’ONU, notamment en Afrique. À titre d’illustration, La France a été capable de déployer très rapidement son armée au Mali et en République Centrafricaine.

Par ailleurs, les commandes export sont un levier de soft power. Dans le cadre du contrat SAWARI, la France a formé plusieurs centaines d’officiers saoudiens au sein de ses plus grandes écoles d’ingénieurs. Ces officiers saoudiens francophiles et francophones sont devenus un relai auprès des décideurs en Arabie Saoudite. Cette stratégie vise à créer des relais d’influence durables au sein des pays partenaires.

La maîtrise d’une BITD autonome et performante reste donc un atout majeur pour défendre ses intérêts stratégiques et peser sur la scène internationale.

Concentration des débouchés et exposition à la volatilité géopolitique : vers une dépendance critique à des clients stratégiquement ambivalents

Il convient de rappeler que la France a toujours été présente sur le marché de l’exportation comme en témoigne la création de la société SOFRESA en 1974 pour faciliter la vente d’équipements militaires vers l’Arabie Saoudite. Plus largement, la politique française bienveillante à l’égard du Moyen-Orient a permis d’obtenir d’importantes commandes dans cette région, telles que les frégates SAWARI, le contrat LEX, le système Shahine ou encore l’Airbus A330 Multi Role Tanker Transport (MRTT).

Depuis la fin de la Guerre froide, les exportations représentent une part croissante du chiffre d’affaires  de la BITD, passant de 10 % dans les années 1990 à près de 42 % en 2022, un record historique. En 2022, la France a signé pour 27 milliards d’euros de prises de commandes à l’export, principalement grâce à des contrats majeurs de Rafale avec les Émirats arabes unis, l’Inde, l’Égypte et le Qatar. Le Moyen-Orient et l’Inde représentent toujours la majorité des clients, mais la diversification vers l’Asie du Sud-Est et l’Europe de l’Est commence à s’amorcer. L’Indonésie a commandé 42 Rafales en 2022 et a récemment signé une lettre d’intention pour acquérir des Rafales supplémentaires.

Le rôle de l’État français demeure essentiel. Les contrats à l’exportation ne peuvent être conclus sans son soutien, notamment via l’approbation de la CIEEMG (commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre) et un certain appui diplomatique, notamment pour l’obtention de licences d’exportation de pays tiers si nécessaires. Les commandes assurent la continuité des savoir-faire industriels dans l’attente de nouveaux contrats nationaux, comme l’a illustré la production du Rafale, dont la continuité n’a été assurée que grâce aux commandes export. Cette dynamique bénéficie également à l’État, qui dispose ainsi de capacités de production pérennisées.

Cependant, cette dépendance croissante aux exportations n’est pas sans danger. En 2022-2023, 70 % des exportations françaises d’armement ont été destinées à cinq pays : Émirats arabes unis, Inde, Égypte, Grèce et Qatar. Si l’un de ces clients historiques décidait de réduire ou d’arrêter ses achats, les conséquences économiques pour la BITD seraient majeures. Or ces pays diversifient de plus en plus leurs sources d’approvisionnement dans un contexte international multipolaire, en développant notamment des relations stratégiques avec la Chine, devenue un acteur majeur du secteur de la défense. Les principaux clients de la France font désormais partie de l’alliance des BRICS. La France ou les Etats-Unis ont su démontrer leur soutien à leurs partenaires, comme lors du déploiement de radars français en Arabie Saoudite après les attaques de la part des Houthis sur les sites pétroliers de 2020.

Par ailleurs, l’évolution du processus d’acquisition au sein de certains pays partenaires, notamment en Arabie Saoudite, complique la donne. La mise en place de la structure publique General Authority for Military Industry (GAMI) vise à centraliser et homogénéiser les achats d’équipements de défense, tout en imposant des transferts de technologie renforcés dans le cadre de politiques d’offsets. Cette évolution oblige la BITD à identifier de nouveaux canaux de décision, d’autant plus que la disparition de structures privées telle qu’ODAS a transféré à la BITD des responsabilités auparavant déléguées. À terme, ces transferts de technologie pourraient permettre à ces clients de développer leurs propres capacités industrielles et de devenir des concurrents directs de la BITD française, à l’instar du cas TGV avec la Corée du Sud, désormais rival d’Alstom sur certains marchés.

Transferts de savoir-faire: quand la politique d’offset facilite l’émergence de concurrents structurels

La concurrence sur le marché de l’armement est de plus en plus féroce. Les États-Unis, notamment, n’hésitent pas à recourir à un lobbying politique intense et à utiliser des instruments juridiques puissants tels que la régulation ITAR (International Traffic in Arms Regulations) ou l’extraterritorialité du droit américain, notamment via le dollar, pour soutenir leurs industriels et entraver la concurrence européenne. En dépit de son rapprochement avec la Chine, l’Arabie Saoudite continue à acheter du matériel américain. Chaque visite du Président Trump au Moyen-Orient assèche les commandes de ces pays vers les pays autres que les États-Unis. En 2017, le Président Trump et le roi Salman avaient signé des lettres d’intention d’une valeur de 110 milliards de dollars pour des commandes d’équipements militaires.

L’Allemagne, quant à elle, impose également des restrictions à l’exportation sur les composants d’armement d’origine allemande, ce qui peut bloquer certains contrats français en dépit de l’accord Debré Schmidt signé en 1971. Pour mémoire, la presse allemande avait rapporté que la livraison de quelques équipements franco-allemands (tels que les radars COBRA produits conjointement avec l’Allemagne) avait été bloquée par le gouvernement allemand suite à l’accord de coalition signé par la CDU et le SPD en 2018. Cela n’avait pour autant pas empêché Rheinmetall de livrer des munitions en Arabie Saoudite via ses filiales en Italie et Afrique du Sud. Pour répondre à ces contraintes, les industriels français développent de plus en plus des équipements « ITAR free » et « German free », conçus sans composants soumis à la réglementation américaine ou allemande, afin de préserver leur liberté d’action à l’export.

Cette stratégie « ITAR free » et « German free » est devenue un argument commercial décisif, notamment auprès de clients désireux d’éviter toute dépendance vis-à-vis des législations américaine ou allemande, et de garantir la souveraineté de leurs achats de Défense. Elle permet à la BITD française de sécuriser des marchés sensibles et de contourner les risques de blocage ou de veto sur certains contrats.

Par ailleurs, de nouveaux acteurs apparaissent chez certains pays qui sont historiquement clients de la BITD française. Ces pays sont conscients de leur dépendance et ont créé leur propre industrie de défense.

L’exemple saoudien illustre parfaitement les nouveaux défis de l’exportation de défense. Désireuse de produire localement la moitié de ses équipements militaires, l’Arabie Saoudite a créé ex nihilo la Saudi Arabian Military Industries (SAMI), détenue par le Public Investment Fund (PIF), fond souverain de l’Arabie Saoudite avec l’ambition de figurer parmi les plus grands groupes mondiaux du secteur. Créée en 2017, SAMI figure déjà parmi les 100 premiers industriels mondiaux de la défense, selon le classement Defense News Top 100. Son objectif affiché est d’intégrer le top 25 d’ici 2030, ce qui témoigne de son ambition stratégique à long terme. Cette trajectoire est rendue possible grâce à une politique volontariste de transferts de technologie, de formation locale et de partenariats structurants avec les grands groupes internationaux. Pour accéder au marché saoudien, les industriels étrangers sont désormais contraints de créer des coentreprises avec des sociétés saoudiennes, telles SAMI, afin de satisfaire aux exigences de production locale et d’emploi national. De grands groupes internationaux, tels que Boeing, Raytheon, MBDA, Thales, Naval Group ou Navantia, ont ainsi constitué des joint-ventures avec SAMI. Cette stratégie peut présenter plusieurs risques : la multiplication des coentreprises avec un même acteur local peut brouiller la confidentialité des offres et accélérer la montée en compétence de l’écosystème saoudien. À terme, SAMI pourrait devenir un concurrent direct sur les marchés locaux, régionaux et internationaux. Les autorités saoudiennes pourraient aussi renforcer leurs exigences en matière de contenu local, comme l’a déjà fait l’Inde avec son programme « Make in India », qui a conduit Dassault à transférer la production du fuselage du Rafale à Tata Advanced Systems. En cas de non-respect des obligations d’offset, les entreprises étrangères s’exposent à des sanctions, voire à une exclusion des futurs appels d’offres, comme cela a été observé au Koweït.

Les effets collatéraux d’une stratégie « d’export-dépendance »

Les risques géopolitiques concernent l’instabilité politique des acheteurs ou de leur région, les changements d’alliances diplomatiques et la concurrence accrue, notamment des États-Unis, de la Chine, de la Corée du Sud, Israël et de la Turquie. Les risques réputationnels sont liés aux ventes à des régimes contestés et aux critiques d’ONG et de syndicats. Contrairement au Canada et à l’Allemagne, qui ont donné l’ordre à leurs industriels de stopper leurs livraisons à l’Arabie Saoudite après l’affaire Khashoggi et la guerre au Yémen, la France a poursuivi ses exportations, provoquant de vives protestations. Les risques de transfert technologique augmentent avec les exigences croissantes en matière d’offsets, ce qui renforce la probabilité d’émergence de nouveaux concurrents. Il existe également un risque que ces équipements se retrouvent utilisés contre la France ou ses alliés (e.g. les Super Etendard argentins utilisés durant la guerre des Malouines contre le Royaume-Uni ou encore les Mirage F1 irakiens utilisés contre la coalition durant la première Guerre du Golfe). Enfin, les risques financiers incluent les impayés, les décalages de paiement, les fluctuations des taux de change, les risques de corruption et l’augmentation des taxes douanières, notamment dans un contexte de tensions commerciales avec les États-Unis.

Vers une doctrine d’exportation répondant aux enjeux de souveraineté

Pour que la BITD continue à être performante à l’export, il est recommandé d’investir dans l’innovation afin de conserver un avantage compétitif, en renforçant les investissements en R&D, en favorisant les partenariats public-privé et en soutenant la montée en gamme des équipements. La BITD doit miser sur l’excellence, l’innovation, la qualité des équipements ainsi que de l’exécution du contrat. Les banques ainsi que les grands groupes doivent s’engager davantage pour financer l’innovation des PME, ETI et Start-Ups.

Il est également conseillé de développer des équipements « ITAR/EAR free » et « German free » pour garantir la liberté d’exportation. La coopération avec l’État et les réseaux institutionnels doit être renforcée, en travaillant étroitement avec les représentants de l’État et en s’appuyant sur les réseaux d’influence pour identifier de nouveaux marchés.

Faire de l’armée française une vitrine technologique, en maintenant un niveau d’équipement élevé pour les forces françaises et en valorisant les retours d’expérience opérationnelle, est un autre levier.

La diversification des marchés et des clients est nécessaire, en identifiant de nouveaux marchés porteurs et en développant des partenariats industriels avec des acteurs locaux. Il convient de maîtriser les risques de transfert technologique, en négociant des clauses restrictives dans les contrats d’offset, dans la mesure où les transferts de technologie sont désormais indissociables de la signature de contrats.

Il est important d’anticiper les évolutions réglementaires et réputationnelles, en renforçant la transparence et la communication sur les critères éthiques encadrant les exportations françaises d’armement.

Enfin, il faut capitaliser sur une équipe experte et stable. Un avantage décisif d’un tel dispositif serait de disposer d’une équipe pérenne et ayant une connaissance approfondie des clients internationaux ainsi que des décideurs. Cette structure, surtout destinée aux PME et ETI, permettrait un suivi stratégique des opportunités dans les pays partenaires, une expertise approfondie de la relation client, une expertise dans la réponse aux appels d’offres, et une capitalisation des pratiques contractuelles et diplomatiques utiles à l’ensemble de la filière.

La souveraineté industrielle ne se décrète pas : elle se construit patiemment, dans la durée, par des choix cohérents en matière d’investissement, de transfert technologique, de sécurisation contractuelle et de politique d’exportation. C’est un actif immatériel, mais décisif, qui conditionne la capacité de la France à défendre ses intérêts stratégiques sur le long terme. Dans un monde marqué par des alliances volatiles, des chaînes d’approvisionnement contestées et une compétition géopolitique exacerbée, préserver cette souveraineté passe par une maîtrise industrielle continue, un ancrage territorial robuste et une capacité à faire des choix exigeants, y compris celui de renoncer à certains contrats lorsque leur coût stratégique devient trop élevé.

La réussite d’un contrat d’armement ne se joue pas uniquement à la phase de négociation ou de notification, mais tout au long de son exécution. Une exécution déficiente, qu’elle soit entachée de retards, de conflits d’interprétation ou de malentendus culturels, engendre des coûts cachés considérables : pénalités contractuelles, dégradation de l’image de l’industriel, mobilisations humaines prolongées, voire remise en cause de contrats futurs. Il est donc impératif d’accorder un soin rigoureux à la rédaction des clauses générales (T&Cs) du contrat, en particulier sur les clauses de responsabilités, de calendrier, de transfert technologique, et de résolution des différends. Le choix de la juridiction compétente, ou du tribunal arbitral (Genève, Lausanne, Singapour…), constitue un levier stratégique de sécurisation juridique. Certains pays tels que l’Arabie Saoudite peuvent imposer que dans le cadre de contrats publics ou sensibles l’arbitrage soit mené dans leur pays pour faciliter l’exécution de la sentence arbitrale. Le client peut alors devenir juge et partie dans des pays dans lesquels la séparation des pouvoirs n’est pas nécessairement garantie. Une fois le contrat signé, son exécution doit faire l’objet d’un suivi actif, structuré, et inter-culturellement informé, intégrant une connaissance fine du fonctionnement institutionnel et des attentes implicites du client étatique. Cette vigilance contractuelle et relationnelle est la condition sine qua non d’un partenariat export durable et d’un retour stratégique sur investissement pour la BITD française.

Le contrat de vente des chars Leclerc aux Émirats Arabes Unis illustre les dérives auxquelles peut conduire une négociation déséquilibrée dictée par des impératifs politiques ou industriels. En acceptant un prix unitaire inférieur aux coûts réels pour sécuriser une commande stratégique, GIAT Industrie a fragilisé la viabilité économique du contrat. Ce choix, aggravé par l’absence de couverture de change, des clauses de modernisation peu précises et le recours à des intermédiaires onéreux, a entraîné plus de 1,3 milliard d’euros de pertes selon le rapport d’information n°474 de l’Assemblée Nationale. Ce contre-exemple emblématique souligne l’importance d’une structuration contractuelle rigoureuse, d’une évaluation réaliste des coûts et d’une vigilance accrue lors de l’exécution du contrat export

Enfin, la solidité d’un contrat d’exportation repose également sur sa sécurisation financière. La volatilité des taux de change, notamment lorsqu’un contrat est libellé en devise étrangère (dollar américain, riyal saoudien, dirham émirien, roupie indienne, etc.), peut générer des surcoûts significatifs pour les industriels français si aucune couverture n’a été anticipée d’autant plus que la durée d’exécution des contrats peut être très longue. Il est donc essentiel de prévoir, en amont, une stratégie de couverture de change adaptée, en lien avec les institutions financières partenaires. Par ailleurs, l’échéancier de paiements doit être ajusté de façon à limiter l’exposition au risque souverain : avancements financiers, clauses d’agrément avant livraison, garanties bancaires et mécanismes d’assurance-crédit (type Bpifrance, COFACE, Allianz Trade (anciennement Euler Hermes)) permettent de sécuriser les échéances. Ce volet est d’autant plus critique que certains clients stratégiques peuvent connaître des retournements d’alliance ou des pressions multilatérales, pouvant aboutir à des retards, voire à des défauts de paiement. La solidité du schéma de financement conditionne ainsi l’équilibre général du contrat et la capacité de la BITD à supporter les aléas géopolitiques dans la durée. Ces sociétés d’assurance-crédit fournissent sur leur site Internet des fiches régulièrement mises à jour sur les risques pays.  

En complément de la couverture du risque de change et des garanties contractuelles, la définition d’un échéancier de paiements clair, équilibré et juridiquement robuste constitue un levier essentiel de sécurisation. Trop souvent négligé, cet aspect conditionne pourtant la capacité des industriels à financer la production, à mobiliser leurs sous-traitants et à éviter l’exposition à des risques de ou d’interruption. Il convient notamment de prévoir une ventilation des paiements adaptée aux jalons techniques (design, production, acceptation finale), de négocier des avances suffisantes à la notification, et de conditionner certaines tranches à des acomptes intermédiaires. Ce plan doit également intégrer des garanties de bonne exécution (garanties bancaires, lettres de crédit) et, lorsque cela est pertinent, des clauses d’ajustement automatique en cas d’évolutions géopolitique ou économique majeures. Dans les contrats export sensibles, l’échéancier de paiement n’est pas qu’un volet financier : il est aussi un outil de gestion du risque souverain et de préservation de la capacité d’action industrielle française.

Enfin, il est indispensable d’anticiper les évolutions fiscales susceptibles d’impacter l’équilibre économique du contrat. Dans plusieurs pays clients, la TVA peut être introduite ou modifiée en cours d’exécution, exposant les industriels à un risque de surcoût significatif si aucune clause n’a été prévue dans le contrat. Afin d’éviter toute érosion de la marge ou perte financière inattendue, il convient d’insérer dans le contrat une clause de neutralité fiscale stipulant que toute évolution réglementaire (introduction d’une taxe, modification du taux de TVA, suppression d’exemption) sera intégralement répercutée sur le client. Cette clause permet de préserver la symétrie des engagements et de garantir que l’industriel ne supporte pas seules les conséquences de décisions fiscales souveraines. Elle est particulièrement pertinente pour les contrats longs, exposés aux réformes fiscales de moyen terme et aux revirements politiques parfois soudains dans certains pays clients. Notamment le taux de TVA dans les pays du GCC, jadis à 0% a connu des modifications substantielles.

La BITD doit capitaliser sur ses atouts : un savoir-faire technologique reconnu, une capacité d’innovation, un tissu industriel diversifié et le soutien structurant de l’Etat. Elle doit aussi pouvoir s’appuyer sur une équipe experte et stable, capable d’identifier les opportunités à l’international et de capitaliser sur une connaissance contractuelle et diplomatique. Sans l’export, la BITD ne serait plus en mesure d’assurer la continuité de ses savoir-faire. Sans cette maîtrise, la France risquerait de perdre son influence et son autonomie stratégique.

Il est délicat de trouver le bon équilibre entre préserver la souveraineté industrielle et technologique de la France et saisir les opportunités offertes par les contrats export. La France doit rester maîtresse de son destin industriel, faute de quoi elle risquerait de devenir dépendante de ses clients et de ses concurrents.

Christophe Ménétré, Chargé d’Études « Financements International & Export » au sein de la Commission dédiée au Financement de l’Industrie de Défense de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • Assemblée Nationale. (2023). Loi de programmation militaire 2024-2030. 

  • Ressources pédagogiques – L’industrie de défense française – https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/sites/default/files/2023-10/LINDUSTRIE_DE_DEFENSE_FRANCAISE.pdf

  • EGE (2020). L’industrie navale française : s’inscrire dans la durée

  • General Authority for Military Industries (2019). Industrial Participation Policy

  • SIPRI. (2024). Trends in International Arms Transfers, 2023.

  • Cour des Comptes (2023). Le soutien aux exportations de matériel militaire

  • Ministère des Armées. (2024). Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France. 

  • Ministère des Armées. (2023). Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France en 2022. 

  • Defense News. (2024). Top 100 Defense Companies 2024. 

  • Amnesty International. (2023). France : Stop aux ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.