En mai 2024, un responsable du Trésor américain a reconnu que les sanctions prises pour sanctionner l’industrie pétrochimique iranienne étaient rendue inefficace par « la flotte fantôme ». Si l’Iran a été le premier pays à utiliser cette technique, c’est la Russie de Vladimir Poutine qui l’a développée à une échelle bien plus industrielle, et qui l’a utilisée à d’autres fins que le contournement des sanctions internationales.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « la flotte fantôme » ne possède pas de définition claire et universellement reconnues. Cette absence de consensus émane du manque de clarté autour du phénomène lui-même. L’entreprise Windward distingue aujourd’hui trois types de flottes : la flotte blanche (Cleared fleet), la flotte grise (Gray fleet) et la flotte noire (Dark fleet). La première catégorie se réfère aux navires qui n’attirent pas l’attention par des pratiques maritimes dangereuses ou frisant la légalité, ni par leurs propriétaires. Ces navires ont une plus grande marge de manœuvre en termes de navigation et d’accès à des ports en dehors de la Russie.
La seconde catégorie est la plus vaste et la plus compliquée à identifier car elle n’est pas proprement illégale et pourtant ces pratiques portent à confusion. C’est l’objectif même de cette flotte : rendre le plus difficile possible l’identification de ces navires et de leurs cargaisons (gaz, pétrole raffiné ou brut, équipements divers). La pratique la plus connue – et la plus problématique – est la désactivation de leurs Automatic Identification System (AIS) ou Système d’Identification Automatique qui permet à chaque navire de transmettre un certain nombre d’informations aux autres navires présents dans la zone telles que l’identité du bâtiment, son nom, sa position GPS, son cap et même sa vitesse. Ce système est crucial pour éviter les collisions et coordonner les secours en cas d’accident. Sa désactivation rend le navire virtuellement invisible pour les autorités mais aussi pour les autres navires. La difficulté d’identification et par extension de leurs propriétaires peut être faite grâce à des montages financiers et juridiques complexes, passant par de nombreux pays. Cette flotte pratique le « flag hop » (ou le changement de pavillon) qui vise à enregistrer le bâtiment en question dans un autre pays que celui d’origine. De nombreux pays permettent l’utilisation de ces pavillons de complaisance comme ceux du Sultanat d’Oman, des Comores, de la Sierra Leone ou même de Sao Tomé-et-Principe. Certains pays, notamment le Liberia et le Gabon, ont pris des mesures afin d’empêcher les entreprises propriétaires de ces bâtiments de les utiliser dans ce cadre, rendant impossible l’affichage des couleurs de l’un de ces deux pays. Cette interdiction peut s’expliquer par des pressions diplomatiques exercées contre ces pays pour réduire la marge de manœuvre de la flotte. Ces interdictions de pavillons peuvent paraître une solution adéquate néanmoins elles le sont très peu pour deux raisons. La première est que ces interdictions sont faites au cas par cas et doivent être justifiées par des sanctions nationales ou internationales, ce qui implique une réduction progressive des navires russes faisant partie de cette flotte. Ces navires vont aussi pouvoir être désignés et surveillés lorsqu’il y a un défaut dans l’assurance. Par ailleurs, les bâtiments utilisés sont la plupart du temps âgés de 15 ans voire plus car leurs prix d’acquisition sont bien moindres, les nouvelles technologies sont moins intégrées et par conséquent permettent une plus grande manipulation des instruments embarqués. En raison de leur âge, ces navires ne correspondent pas aux normes environnementales et de sécurité actuelle, posant un problème tant pour les marins opérant à bord que pour l’environnement et les autres bâtiments. En cas de collision ou d’échouement, obtenir une indemnisation pour les dégâts serait improbable, voire impossible. Une autre caractéristique majeure de cette flotte est la pratique du transfert de bateau à bateau (ou transfert ship-to-ship) : il s’agit de transférer la cargaison d’un navire vers un autre navire tout en restant en pleine mer. Elle est particulièrement adaptée pour des marchandises telles que du pétrole ou du Gaz Naturel Liquéfié (GNL). Cette pratique est donc spécifiquement adaptée afin de contourner des sanctions internationales puisque, répétée de multiples fois, elle permet de brouiller les pistes quant à la provenance du pétrole ou du gaz.
Enfin, la dernière catégorie, la flotte noire (Dark Fleet), représente la partie la plus opaque de l’iceberg. Elle emploie des techniques rendant l’identification des navires, cargaisons, origines et propriétaires quasiment impossible. Ce qui inclut l’absence d’assurance, la fausse déclaration d’immatriculations ou des changements de pavillons. Ces pratiques maritimes sont aussi couplées avec, à terre, des montages excessivement complexes afin de brouiller les pistes concernant le propriétaire. Pourtant cette classification n’est pas la seule faite aujourd’hui. En avril 2023, le cabinet privé Lloyd’s List a publié un rapport de onze pages décrivant cinq types de navires au sein de cette « The lightest of grey ») au noir (« black ») en passant par le gris pommelé (« Dappled grey »). Ces différentes catégories et les nuances qu’on y trouve sont l’objectif même recherché par le Kremlin : la difficulté d’identification des navires et la complexité de réponses rapides et directes. Les montages complexes, les manœuvres faites par les bateaux en eaux internationales et les pratiques dangereuses rendent ainsi plus compliquées l’identification et l’immobilisation de ces navires. Cela demande du temps et de nombreuses discussions politiques et diplomatiques, permettant à Moscou de continuer à faire naviguer des navires et de financer la guerre en Ukraine.
Lors d’une proposition de résolution en novembre 2024, le Parlement européen annonce que la Russie avait investi près de 9 milliards d’euros afin de développer sa flotte fantôme. Un montant colossal pour un pays en guerre et sous sanctions financières, mais dérisoire au regard des bénéfices qu’elle en retire. Cette flotte a comme objectif premier la compensation des pertes des rentes pétrolières. À la suite des sanctions prises en septembre 2023, le prix de vente du baril de pétrole russe a été plafonné à 60$/baril, cependant dans les faits, son prix est tombé aux alentours de 30-35$/baril. Cette réduction n’est pas claire puisque les mesures sont différentes : le Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA) estime qu’elles s’élèvent à 34 milliards d’euros tandis que le Centre for European Policy Analysis (CEPA) l’estime à 150 milliards d’euros. Cette flotte permet à la Russie de continuer à vendre et à exporter son pétrole vers des pays moins hostile, comme la Turquie, l’Inde ou la Chine.
Pourtant, Moscou ne se contente pas d’utiliser ces bateaux dans l’unique but de compenser les pertes financières, elle s’en sert aussi dans le cadre de sa guerre hybride. Ce type d’affrontements peut être considéré comme l’utilisation par un État d’outils militaires, politiques, économiques, civils et informationnels et qui par conséquent ne pourrait pas être considérés par les autres États comme un acte hostile ou un acte de guerre. Dans ce contexte, les navires sont suspectés d’être les responsables de sabotages de câbles sous-marins dans la mer Baltique. En effet, au cours de la semaine de Noël 2024, le câble électrique « EstLink2 » reliant la Finlande et l’Estonie est sectionné. Le pétrolier « Eagle-S », battant pavillon des îles Cook et étant parti d’un port russe à destination de l’Égypte, a été identifié dans la zone au moment de l’incident, ce qui a conduit à son arraisonnement par les autorités. Il aurait laissé traîner son ancre sur le fond marin intentionnellement. Cet accident pourrait paraître anodin s’il n’était pas la suite d’une liste d’accidents similaires dans la région. A titre d’illustration, au mois de novembre de la même année, deux sabotages de câbles, le « C-Lion1 » et le « Arelion », auraient été causés par des navires appartenant aussi à la flotte fantôme. Le premier reliait l’Allemagne et la Finlande et le second partait de la Suède pour arriver en Lituanie.
L’utilisation de ces navires dans des actions de représailles face à l’occident permet au Kremlin d’exercer des pressions sur les alliés et les fournisseurs d’aides à l’Ukraine sans entrer directement en confrontation avec eux. Cette flotte est aussi mobilisée par le Kremlin dans des cadres légaux mais frôlant les limites du droit. Par ailleurs, le 13 mars 2025, l’International Consortium of Investigative Journalists publie un article expliquant qu’un de ces navires a été observé près des côtes libyennes. Ce navire, Le Barbaros, identifié comme un navire appartenant à cette flotte, a contourné les sanctions internationales ainsi qu’un navire de la mission navale européenne EUNAVFOR Irini pour livrer des camions de fabrication russe. Ces camions conçus à la base pour un usage militaire n’avaient pas eu les modifications pour cela, pourtant livrés dans un contexte de guerre civile, ils pourraient permettre d’améliorer l’image de Moscou dans la région et ainsi accroître son influence. Cette dernière était existante grâce au lien entre Poutine et le maréchal Aftar, commandant de l’Armée nationale Libyenne.
Enfin la structuration de cette flotte et la mise en place de toutes ces techniques donnent aussi l’occasion à la Russie de se détourner de l’Occident et d’orienter ses nouvelles relations internationales vers le sud-global (ensemble géopolitique qui recouvre l’ensemble des États qui ne relèvent pas de l’ancien bloc occidental formé pendant la guerre froide, ni de l’Union européenne). Après la guerre froide, la Russie a tenté un rapprochement économique et politique avec l’Union européenne et les États-Unis. Toutefois, les divergences stratégiques persistantes, notamment l’élargissement de l’OTAN aux anciennes républiques soviétiques, ont rapidement révélé à Moscou l’incompatibilité fondamentale des intérêts en présence. La dernière preuve de cette incompatibilité a été le déclenchement de la guerre en Ukraine et le soutien des pays occidentaux.
Aujourd’hui, ce désengagement s’observe avec de nombreux points. Entre 2022 et 2023, les exportations de pétrole vers l’Union Européenne ont diminué de 79% tandis que celles vers la Chine ont augmenté de 21%. Il en est de même des exportations vers les États-Unis et le Royaume-Uni avec une diminution de 100% tandis qu’elles ont augmenté de 111% en direction de l’Inde. Enfin, on peut aussi observer une augmentation de 75% vers la Turquie et de 300% vers la Émirats arabes unis. Cette volonté de réduction des relations avec l’Occident est observable dans les projets d’infrastructure. La Russie à lancé en début d’année un projet de chemin de fer de 160km afin de pouvoir accéder plus facilement au réseau de pipeline des pays du golfe persique. Une ancienne voie ferrée aurait été réhabilitée afin de relier Moscou à Téhéran en passant par la Turquie et l’Azerbaïdjan. Par ces nouvelles voies de communications le Kremlin cherche à trouver de nouveaux pays de destinations pour ces productions et de nouveaux partenaires commerciaux et économiques.
La flotte fantôme russe est une réponse aux sanctions internationales prises par les institutions à l’encontre de la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine. De ce fait, l’État a réuni des centaines de navire-citerne afin d’exporter de façon illicite le pétrole et de contourner les plafonds de prix fixés par les sanctions. Ces pratiques constituent à la fois un risque sécuritaire tant au plan de la navigation que sur le plan géopolitique. De plus, un enjeu écologique majeur ne peut être ignoré dans la mesure où la plupart de ces navires ne sont pas entretenus et sont vétustes. Par conséquent, ils ne répondent plus aux normes SOLAS ( Safety of life at sea) de l’Organisation maritime internationale (ci-après OMI) et aux normes des sociétés de classe. Les premières ont été adoptées en 1974 dans une convention de l’OMI, elles établissent un minimum obligatoire pour la construction, l’équipement et l’exploitation des navires afin d’assurer leur sécurité. Elles s’appliquent principalement aux navires de commerce et aux navires à passagers effectuant des voyages internationaux. Quant aux normes de sociétés de classe, elles sont issues des sociétés privées de classification qui établissent et appliquent des normes techniques concernant la conception, la construction et l’entretien des navires. Elles attribuent une classe aux navires, indiquant leur conformité aux normes de sécurité et de performance. Il faut souligner que ces bâtiments ne respectent pas les efforts de la communauté internationale en matière d’environnement, à savoir qu’un navire pétrolier français est construit pour une longévité de 15 ans. Un danger environnemental est aussi dénoncé, notamment de marée noire, en raison du mauvais vieillissement des navires constituant la flotte fantôme russe.
Toutefois, au-delà de tout risque, la mise en place d’une flotte fantôme, protégée par un montage de sociétés, constitue un véritable défi pour mettre en place des sanctions efficaces. Ce qui pousse à s’interroger dans un premier temps sur l’arsenal juridique international puis dans un deuxième temps sur sa pertinence.
La question de la « flotte fantôme » russe, composée de navires opérant souvent sous pavillon de complaisance ou dans l’opacité la plus totale, soulève d’importants enjeux en droit international public. En la matière, le principe est que tout manquement aux normes internationales peut engager la responsabilité d’un État, dès lors qu’un fait internationalement illicite est établi, sans qu’un préjudice concret soit nécessaire. En matière de droit de la mer, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (ci-après CNUDM), plus communément appelée « Convention de Montego Bay » adoptée en 1982, impose des règles concernant la navigation internationale. Plusieurs dispositions de la CNUDM permettent de mesurer les risques juridiques liés à ces flottes occultes.
L’article 23 impose aux navires transportant des substances dangereuses ou nocives de prendre toutes les précautions nécessaires lors de leur passage inoffensif dans les eaux territoriales. Dans le cas de navires fantômes, ces obligations sont bien souvent ignorées, ce qui expose les États côtiers à des dangers environnementaux majeurs. L’article 27 limite l’exercice de la compétence pénale de l’État côtier à certains cas spécifiques, mais il permet une intervention lorsque les infractions troublent la paix ou affectent le territoire national. Ce fondement pourrait être invoqué pour justifier des actions juridiques contre des navires suspects naviguant en mer territoriale. L’article 38, quant à lui, encadre le droit de passage en transit dans les détroits internationaux, en exigeant une navigation continue et rapide. Or, les flottes fantômes peuvent détourner ce droit pour dissimuler leurs activités illicites.
En haute mer, l’article 87 consacre la liberté de navigation et d’autres activités maritimes. Toutefois, cette liberté ne saurait être utilisée comme un prétexte pour opérer en toute illégalité, comme le font certains navires non déclarés. L’article 91, qui encadre l’attribution de la nationalité aux navires, exige un lien réel entre le navire et l’État du pavillon. Or, les pavillons de complaisance exploités par ces flottes démontrent souvent l’absence de tout contrôle effectif. Cette absence de supervision est accentuée par l’article 94, qui impose pourtant aux États du pavillon d’assurer une surveillance technique et administrative rigoureuse des navires enregistrés sous leur autorité. Enfin, l’article 113 engage la responsabilité de toute entité qui endommage des câbles ou pipelines sous-marins – un risque non négligeable lorsque des navires opèrent dans l’opacité, sans suivi ni supervision.
En somme, ces articles révèlent que la flotte fantôme russe pose une menace directe à la sécurité juridique, environnementale et géopolitique des espaces maritimes, tout en mettant en lumière les lacunes structurelles dans la gouvernance internationale des mers. Une réponse juridique rigoureuse fondée sur la responsabilité des États, le contrôle du pavillon et la coopération régionale est indispensable pour lutter efficacement contre ce phénomène.
De ce fait, pourquoi la communauté internationale n’a-t-elle pas réussi à éradiquer ces pratiques qui violent le droit ? Concernant la Russie, il faut rappeler qu’elle est l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies, disposant du droit de véto. Elle peut alors bloquer n’importe quelle résolution. La seule voie possible est l’Assemblée générale des Nations Unies qui ne se réunit qu’une fois par an, rendant les actions rapides impossibles. Bien que les sessions extraordinaires soient possibles, elles n’ont lieu qu’en cas de crise internationale. Les Nations Unies n’ont agi que par l’intermédiaire de l’Organisation maritime internationale qui a adopté une résolution (réf. A.1192(33)) concernant les flottes non déclarées le 8 décembre 2023. Elle fournit un cadre clair pour identifier et surveiller les navires non déclarés ou fantômes. La résolution ne fait qu’encourager les États d’adapter leurs législations nationales à la présente résolution, ils sont invités à renforcer les capacités de surveillance et d’inspection des navires, et doivent collaborer avec les organisations afin de partager les informations. La résolution étant non-contraignante, voit sa portée normative limitée et sa capacité à solutionner la pratique de la flotte fantôme s’en trouve réduite. L’organisation a d’ailleurs déclaré qu’elle suivait les sanctions prises par le Conseil de sécurité, qui dans le cas russe, est effectivement impuissant.
Quant à la Cour internationale de justice, qui a pour mission de résoudre les litiges entre États en constatant la responsabilité d’une des parties, elle pourrait être compétente en la matière. La Russie est partie au Statut de la Cour[4], reconnaissant dès lors la possibilité d’être jugée par une instance internationale, à l’exception que le gouvernement russe a émis une réserve. Effectivement, l’État n’a pas accepté la juridiction obligatoire de la Cour en vertu de l’article 36 du Statut. Par conséquent, pour exercer ses fonctions de juridiction, la Cour doit obtenir le consentement de la Russie afin de pouvoir la juger.
Face à l’impossibilité de sanctionner par l’ONU, l’Union européenne est la dernière organisation qui peut faire rempart aux pratiques de la Russie. L’action européenne est considérée comme la plus efficace puisqu’elle a été l’un des plus gros partenaires commerciaux de la Russie. Suite à l’invasion de l’Ukraine en 2022, les 27 ont pris des sanctions concernant notamment les relations commerciales avec la Russie, et l’importation de pétrole russe a été lourdement réglementée. L’UE, le 25 février 2022, a pris des mesures de sanctions économiques dans les secteurs énergétique, financier, des transports et des technologies. Elle vantait l’efficacité de ces mesures, qui privent la Russie des ressources essentielles pour mener une guerre. Une stratégie qui aurait dû fonctionner, mais qui fut contournée en quelques semaines par le Président russe, qui détourna le cap de ses navires au pavillon de complaisance vers l’Arabie Saoudite, l’Inde, la Libye ou encore la Turquie. La Russie délivrerait désormais 90% de son pétrole alors que l’Europe n’avait accès qu’à 70% de la production.
Quelle est la stratégie de la Russie ? L’État utilise des sociétés-écrans possédant la propriété des navires qui constituent la flotte fantôme. La plupart est basée dans des juridictions offshore comme Dubaï, le Libéria ou encore le Panama. À titre d’exemple, en 2023, l’Union Européenne et les États-Unis ont inscrit sur la liste des sanctions pour geler les avoirs la société Sun Ship Management. Filiale de la principale compagnie maritime russe Sovcomflot, spécialisée dans le transport de pétrole et de gaz, la société avait repris la gestion de 92 bâtiments de Sovcomflot en 2022 afin de contourner les sanctions européennes. Autre illustration, la société Hennesea Shipping, enregistrée à Dubaï, a été reconnue comme une société-écran chargée du transfert et de la gestion des navires afin de dissimuler les cargaisons. Toutefois, aucune sanction n’a encore été prise par l’Union européenne, ce qui démontre la lenteur et la difficulté d’agir. La Russie a également recours au financement opaque par des institutions financières internationales qui, ont utilisé des sociétés-écrans, des cargos fantômes et des transbordements pour contourner les sanctions. Des documents internes révèlent que Coral Energy, société de négoce pétrolier située à Dubaï dont l’activité est consacrée à l’exportation de produits pétroliers russes, a utilisé ce stratagème pour acheter et vendre des hydrocarbures russes. Cette société est d’ailleurs sous le coup des sanctions britanniques depuis le 17 décembre 2024. Des banques et des assureurs européens, dont la Société Générale et la Raiffeisen Bank, ont financé ces activités facilitant ainsi l’écoulement du pétrole russe sur les marchés mondiaux malgré les sanctions :
« Une enquête du Monde parue le 30 octobre révèle ainsi un système de contournement à grande échelle orchestré par une galaxie de sociétés affiliées à Coral Energy, une entreprise de négoce en matières premières. (…) Grâce à des sociétés offshore, une flotte de cargos fantômes, des transbordements de cargaison effectués dans la clandestinité, Coral Energy a permis à la Russie d’écouler une partie importante de son pétrole vers le reste du monde de façon illégale. En outre, son activité de négoce a été alimentée par le financement de banques européennes, dont la Société générale, mais aussi par les achats de plusieurs majors pétrolières, dont Total Energies. »
L’inefficacité des actions européennes est peut-être justifiée par l’achat par les européens du pétrole russe transformé. En effet, dans l’enquête du Monde, le journal fait état de la participation de banques européennes et du géant Total Energies dans le montage mis en place par la Russie. D’ailleurs, ce n’est pas la seule enquête faisant état de l’achat du pétrole russe par des acteurs européens et américains. En effet, l’enquête « Sur les traces de la flotte fantôme russe » publiée dans la revue Le Monde Diplomatique, les journalistes Guillaume RENOUARD et Charles PERRAGIN relèvent que la Turquie a effectivement vendu du pétrole russe. Ces faits sont corroborés par l’article du Financial Times de Londres du 30 janvier 2024 « The Turkish terminal helping disguised Russian oil reach Europe ». Ils avancent qu’en 2023, 85% du pétrole provenant de Dörtyol en Turquie a été exporté en Europe et plus précisément en Grèce, en Espagne, en Belgique ou encore aux Pays-Bas.
Enfin, l’absence d’assurance sur les navires de la flotte fantôme ou l’utilisation d’assurances insuffisantes pour faire face aux risques de transports maritimes, rend difficile l’action de l’Union européenne. De ce fait, en 2024, les dirigeants de la Force expéditionnaire conjointe ont décidé que les autorités maritimes devaient contrôler « les documents d’assurance des navires suspects naviguant dans leurs eaux, notamment dans la Manche, les détroits danois et suédois ainsi que le golfe de Finlande ».
Le 24 Février 2025, les 27 ont adopté le 16ème train de sanctions à l’encontre de la Russie concernant notamment la flotte fantôme russe et interdisent « l’accès aux ports et de la fourniture de services liés au transport maritime pour 74 autres navires faisant partie de la flotte fantôme de Poutine » Dans cette résolution, le Parlement constate que la Russie a investi 9 milliards d’euros dans la constitution de sa flotte fantôme, dont l’organisation dépasse celle de ses prédécesseurs. Il dénonce le contournement des sanctions résultant des changements de pavillon des navires vers des pavillons de complaisance, ou des transferts ship-to-ship. Les députés européens reconnaissent alors le faible impact des sanctions économiques jusqu’à présent, et soulignent que ces pratiques renforcent la Russie et lui permettent de financer la guerre.
Le Parlement, par sa prise de conscience, adopte cette résolution en recommandant à l’Union et aux États membres d‘augmenter le nombre de navires sanctionnés, d’interdire les transferts de cargaison en mer, de renforcer le rôle de l’European Maritime Safety Agency (EMSA) pour détecter et intercepter les navires suspects. Il souhaite que l’Union Européenne mette en place un système d’enregistrement et de traçabilité, mais également d’élargir encore les sanctions envers la Russie. Enfin, il considère qu’il faut renforcer la coopération avec les États du G7 afin de durcir les réglementations. Néanmoins, cette résolution n’est pas un règlement et n’a donc pas de valeur contraignante. La volonté est d’envoyer un signal politique fort aux autres institutions, notamment à la Commission, organe qui rédige les propositions.
La flotte fantôme est une stratégie de guerre économique connue désormais de la communauté internationale. Celle constituée par la Russie est en proie à des flots continus de sanctions jusqu’à ce qu’elle soit devenue inutilisable et plus rentable pour le Gouvernement. En effet, dans ses derniers jours de mandat, l’Administration Biden a sanctionné près de 183 navires faisant partie de la flotte fantôme russe et a constaté que la capacité avait chuté à 46% et que la présence des pétroliers russes en mer Baltique était passée de 60% à 40%.
L’action internationale commence petit à petit à avoir des conséquences sur la flotte fantôme russe mais celle-ci demeure insuffisante en raison principalement de sa lenteur.
Une interrogation essentielle qui émerge est celle de l’impact de l’administration Trump sur la gestion de la crise liée à la flotte fantôme russe. En effet, la posture du président américain, marquée par un rapprochement affiché avec le président Poutine et un relatif désengagement vis-à-vis des alliances occidentales traditionnelles, soulève des inquiétudes quant à la capacité des États-Unis à s’impliquer efficacement dans la lutte contre ce phénomène maritime illicite. Plutôt que de mobiliser ses efforts diplomatiques pour encadrer cette activité clandestine, l’administration Trump semble avoir concentré ses priorités sur des mesures protectionnistes, telles que l’augmentation des droits de douane, au détriment d’enjeux de sécurité internationale et environnementale. Son approche peu favorable à la coopération multilatérale, conjuguée à une gouvernance parfois perçue comme autoritaire et orientée vers des intérêts oligarchiques, rappelle certains traits du système politique russe. Dès lors, il devient légitime de s’interroger sur la volonté et la capacité des États-Unis, sous cette administration, à jouer un rôle moteur dans l’éradication de la flotte fantôme russe. Les efforts fournis jusqu’à présent par l’Occident risquent-ils devenir vains ?
Clairie Jehan & Paul Aubin, Analyste au sein de la Commission des Affaires Maritimes de l’INAS
L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.
Pour aller plus loin :
© 2025 INAS