Enjeux de souveraineté maritime dans la perspective d'une autonomie élargie pour la Nouvelle-Calédonie

Alors qu’une réforme constitutionnelle se profile au bénéfice de la Nouvelle-Calédonie, via l’accord de Bougival, en vue d’une autonomie élargie et de l’instauration d’une double citoyenneté, la question de la souveraineté sur les eaux et les fonds marins de ce territoire ultramarin se pose afin d’anticiper au mieux toute prétention extérieure au périmètre national. L’accord prévoirait un transfert d’activité législative adapté aux spécificités locales et à l’histoire du territoire. Cette évolution pourrait entraîner une recrudescence des incursions et des prétentions de certains États limitrophes, ainsi que d’entreprises d’exploitation minière et d’armateurs pratiquant la pêche en eaux profondes.

La Nouvelle-Calédonie est l’une des plus grandes îles de l’océan Pacifique et le deuxième producteur mondial de nickel. Ce métal, stratégique et relativement abondant, est indispensable aux alliages utilisés pour fabriquer l’acier inoxydable. Le territoire dispose également de fonds marins susceptibles de receler des hydrocarbures et des nodules polymétalliques, dits nodules de manganèse. Ces derniers tapissent les grands fonds, forment des amas ovoïdes de 5 à 10 centimètres et contiennent, outre le manganèse, des teneurs significatives en nickel, cobalt et cuivre. Ces métaux sont recherchés par l’industrie pour la fabrication de composants électroniques, notamment cartes, téléphones et ordinateurs. Leur extraction en mer profonde est parfois présentée comme moins coûteuse que des opérations d’affouillement à terre, qui imposent une remise en état des sites après exploitation.

 

Dans ce climat d’incertitude politique, la zone économique exclusive et l’extension territoriale du plateau sous-marin restent un sujet de tension avec l’Australie et le Vanuatu. C’est également le cas avec certains pays d’Asie du Sud-Est (par exemple la République populaire de Chine), très enclins à mener des actions de pêche en eaux profondes sans autorisation et sans respect des quotas. Toutes ces problématiques géostratégiques et géoéconomiques, liées aux énergies fossiles et aux ressources de pêche, constituent des enjeux stratégiques pour la France. Comme l’indiquait déjà Abdelkader Saïdi, de la Fondation Jean-Jaurès, en 2021, dans son article « Indépendance de la Nouvelle-Calédonie : quelles conséquences ? », la souveraineté nationale en mer, mais aussi l’exploitation des ressources naturelles des fonds marins, doivent faire l’objet d’une prise en compte politique lors du transfert de compétences au nouvel État associé de Nouvelle-Calédonie. Sans cette prise en compte, la métropole risque de voir ce territoire ultramarin tomber sous l’influence d’autres États (par exemple l’Australie, la Chine ou les États-Unis). Cet état de fait a déjà pu être constaté en juillet 2023, après que l’Azerbaïdjan a réuni, d’initiative et sans consultation de la France, les groupes indépendantistes de plusieurs territoires ultramarins français. Ce congrès a eu pour objet la création d’un « front de libération » par les indépendantistes des territoires ultramarins. Cette réunion avait d’ailleurs pris le titre de « congrès des colonies françaises ». L’intention, sans équivoque, de Bakou est de faciliter l’indépendance de ces collectivités et de créer un partenariat politique et économique favorable à l’Azerbaïdjan. Une implication supranationale manifestement favorable à l’indépendance totale des territoires ultramarins français n’est pas propice à un apaisement des tensions entre la métropole et la Nouvelle-Calédonie. Malgré l’accord de Bougival, qui élargit potentiellement les pouvoirs accordés aux institutions calédoniennes, une partie de la population kanak considère que cet accord ne va pas assez loin dans le transfert de compétences de la métropole vers leur territoire.

 
 

Le statut d'Etat associé : vers une fédéralisation des rapports régaliens entre la métropole et les outremers

La Nouvelle-Calédonie dispose d’un statut spécifique inscrit dans la Constitution de la Ve République (articles 76 et 77) depuis la loi constitutionnelle de 1998. La multiplication des statuts applicables aux outre-mer français engendre des revendications variables selon les territoires. La Nouvelle-Calédonie porte en effet des revendications indépendantistes de longue date (loi-cadre dite Jacquinot de 1963 sur l’autonomie du territoire). Les territoires ultramarins français sont essentiellement composés d’îles, d’atolls et d’archipels. Seule la Guyane française constitue un territoire ultramarin continental, situé en Amérique du Sud. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, parallèlement à la rédaction de la Constitution de la IVe République en 1946, les départements d’outre-mer (DOM) ont bénéficié des dispositions applicables aux départements métropolitains, avec des aménagements économiques tenant à l’éloignement géographique. Ils ont tous intégré l’espace Schengen lors de la mise en œuvre des accords de libre circulation.

Les territoires d’outre-mer (TOM) bénéficiaient quant à eux d’aménagements spécifiques liés à leur implantation dans l’océan Pacifique. Cet éloignement et la présence de populations autochtones antérieures à la colonisation (polynésienne ou mélanésienne) justifiaient un statut distinct de celui des DOM. Afin de prendre en compte les évolutions sociologiques de ces collectivités, la révision constitutionnelle de 2003, qui a décentralisé et réformé l’organisation territoriale de la France, a également modernisé les statuts des DOM, qui disposaient entre-temps d’un conseil régional (ROM) superposé au conseil départemental. Après référendum, la majorité des DOM/ROM ont fusionné en collectivités territoriales uniques (DROM). Les TOM sont devenus des collectivités d’outre-mer (COM), à l’exception de la Nouvelle-Calédonie, dotée d’un statut « sui generis ». En effet, elle est la seule à bénéficier d’une autonomie élargie prévue par la Constitution de 1958, aussi bien sur l’organisation des pouvoirs politiques que sur les structures administratives et coutumières locales. Certaines îles des Antilles ont également accédé au statut de COM.

Ainsi, les territoires ultramarins disposent aujourd’hui d’une diversité de statuts (DOM/ROM, DROM, COM, TAAF et Nouvelle-Calédonie). Cette pluralité statutaire illustre un mouvement d’individualisation et d’autonomisation progressive des territoires, en fonction de leurs spécificités. S’agissant de la Nouvelle-Calédonie, un conflit indépendantiste durable provoquerait un bouleversement profond des relations entre la métropole et ce territoire, ainsi qu’avec les États d’Océanie. Depuis les années 1980, les revendications indépendantistes ont suscité des actions radicales, allant jusqu’à l’enlèvement et au meurtre de responsables politiques et de militaires de la gendarmerie, plusieurs militants kanak y ont aussi trouvé la mort. Les accords de Matignon de 1988 ont garanti l’organisation d’un référendum sur l’autodétermination et prévu le découpage administratif du territoire en trois provinces.

Dans une logique d’autonomie accrue, plusieurs réformes constitutionnelles ultérieures ont transféré de nombreuses compétences à l’Assemblée territoriale et au Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’organisé plusieurs référendums d’autodétermination. Le domaine régalien (défense, diplomatie, police, justice, trésor) demeure cependant de compétence métropolitaine. En 2024, à l’issue d’un triptyque référendaire, systématiquement conclu par un maintien dans la République française, mais contesté par une partie de l’électorat, d’importantes émeutes ont éclaté. Ces tensions, alimentées par certaines influences extérieures, ont ravivé l’idée d’une citoyenneté kanak renforcée, dotée d’une identité propre, à l’image de certains territoires ultramarins britanniques (droits spécifiques sur le territoire européen), ainsi que la création d’un État associé de Nouvelle-Calédonie.

Ce projet de loi est en cours d’élaboration, mais l’instabilité politique nationale et la précarité de la majorité à l’Assemblée nationale ne permettent pas, à ce stade, d’engager une révision constitutionnelle. La population calédonienne demeure profondément divisée : une partie des indépendantistes continue de considérer qu’une indépendance pleine et entière constitue l’unique perspective acceptable.

Les convoitises économiques anciennes des acteurs étatiques de l'Asie du sud-est et de l'Océanie.

La souveraineté de ces territoires et leur revendication par un pays tiers a souvent pour objectif l’appropriation des eaux et des fonds marins dans un contexte économique favorable aux actions de pêche et à l’extraction de minerais et d’hydrocarbures. À l’heure où la population mondiale ne cesse de croître, les besoins alimentaires et énergétiques exigent l’exploitation de nouvelles ressources naturelles. La pêche demeure une ressource importante, notamment pour les acteurs qui ne respectent pas les quotas de prélèvements. Les terres rares et métaux semi-précieux reflètent également la croissance des besoins liés à l’économie numérique des pays en développement.

Outre les enjeux entre la métropole et la Nouvelle-Calédonie, les différends territoriaux avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Vanuatu visent fréquemment l’extension des zones économiques exclusives au détriment de celle de la Nouvelle-Calédonie. La principale caractéristique de l’Océanie réside dans la nature insulaire de l’ensemble de ses États, composés d’îles ou d’archipels. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à cette règle, avec la Grande Terre, les îles Loyauté à l’est et l’archipel des îles Chesterfield à l’ouest. Ces dernières, inhabitée, ont été classées en parc naturel et constituent un sanctuaire de biodiversité et de protection de la barrière de corail. Situées à proximité de l’Australie, elles ont longtemps été revendiquées par celle-ci, au motif qu’elles ne seraient qu’une barrière corallienne submersible et non des îlots. Les îles Loyauté, quant à elles, sont très proches du Vanuatu, qui en conteste la souveraineté depuis longtemps. Un passif ancien subsiste également avec la Nouvelle-Zélande, depuis le sabotage du navire « Rainbow Warrior » en 1985, qui a coûté la vie à un marin, même si les relations actuelles demeurent cordiales. Plus récemment, la rupture unilatérale par l’Australie, en 2021, du contrat de construction de sous-marins français, a ravivé les tensions diplomatiques.

Sur un autre plan, la pêche illégale par des armateurs d’Asie du Sud-Est constitue l’un des enjeux principaux des tensions territoriales. Alors que l’exploitation des ressources naturelles est encadrée par la France, certains États et acteurs industriels profitent des failles du contrôle maritime pour mener des activités de pêche sans droit ni autorisation. L’océan Pacifique central et occidental concentre près des deux tiers des ressources mondiales de thon. Dans la ZEE calédonienne, les îles Loyauté constituent la zone de pêche la plus exploitée. Comme mentionné plus haut, cette zone est en tension avec le Vanuatu, ce qui favorise les activités illégales. En octobre 2023, un navire de pêche battant pavillon chinois a été arraisonné par la Marine nationale en pleine action de pêche dans la ZEE calédonienne. L’armateur, détenteur d’une licence délivrée par le Vanuatu, a été condamné pour pêche sans autorisation et pour pêche illégale d’espèces protégées, en l’occurrence des requins, mets très prisé en Asie, pouvant atteindre mille euros le kilogramme. Sur le plan industriel, l’exploitation pétrolière et minière des fonds marins, envisagée par plusieurs groupes étrangers dans les eaux calédoniennes, pourrait constituer une manne financière considérable pour un État à autonomie élargie. C’est un argument central des indépendantistes quant à la viabilité économique de la Nouvelle-Calédonie en cas d’indépendance. En effet, une indépendance durable suppose une autonomie financière fondée sur des ressources régulières, principalement liées au tourisme et à la pêche en eaux profondes pour un territoire insulaire. La métropole craint donc de perdre un territoire à haute valeur économique, industrielle et stratégique. Les ressources potentielles en hydrocarbures et en gaz au sein de la ZEE calédonienne attirent également les convoitises des puissances régionales, comme l’Australie ou l’Indonésie, et mondiales, notamment la Chine et les États-Unis.

À l’échelle de la souveraineté numérique, une autre problématique prend de l’ampleur. Les câbles sous-marins de transmission de données reliant les Amériques à l’Australie transitent par les fonds calédoniens. L’Australie étant la puissance militaire régionale et les États-Unis une puissance mondiale, la Nouvelle-Calédonie devra nécessairement faire face aux enjeux de sécurité et d’intégrité des câbles sous-marins. L’activité maritime commerciale représente également un enjeu majeur. Le port de Nouméa traite environ cinq millions de tonnes de marchandises par an, ce qui le place au neuvième rang des ports français par volume et au premier parmi les ports ultramarins. Plus grand port équipé du Pacifique Sud, Nouméa constitue la deuxième plate-forme de transbordement de marchandises en Océanie après les Fidji. Il assure des services de manutention, de stockage et de transbordement, principalement de matériaux de construction (25 %), de produits alimentaires et chimiques (15 % chacun). Ces marchandises sont majoritairement destinées aux États voisins, notamment la Nouvelle-Zélande et les Fidji (50 %), puis Taïwan (20 %). Ces infrastructures portuaires et les flux commerciaux associés confirment l’importance stratégique, pour la France, de conserver la maîtrise économique de ces installations.

Enjeux de souveraineté de la zone économique exclusive pour l’exploitation de ses ressources en eaux profondes et pour la maîtrise des routes maritimes

Les enjeux économiques et stratégiques semblent ainsi trop nombreux et trop importants pour que la métropole souhaite accéder à l’indépendance effective de ce territoire. La complémentarité entre les eaux de la zone économique exclusive, déjà convoitées par de nombreuses superpuissances maritimes, et les infrastructures portuaires de l’île, ne fait que confirmer l’intérêt stratégique du maintien d’une présence française dans cette partie du globe. En effet, la mer et les océans sont à la fois un vecteur essentiel de l’économie mondiale, et un espace de principes démocratiques, liberté de circulation, protection des fonds marins et de la biodiversité marine, qui rappellent l’intérêt d’une centralisation nationale de ces enjeux, et d’une exploitation locale respectueuse des particularismes territoriaux, sociologiques et géographiques. Ces enjeux ne peuvent être laissés à la libre disposition d’industriels ou d’États peu scrupuleux du respect de ces principes souverains, essentiels à la survie de l’humanité et à la protection de l’environnement. La réforme des rapports entre la métropole et le territoire de Nouvelle-Calédonie semble permettre un apaisement des tensions politiques, compatible avec le respect des traditions et des particularismes locaux, et avec la souveraineté nationale.

La jeunesse de ce probable État associé doit toutefois permettre à la métropole de conserver les principaux pouvoirs régaliens, par exemple la défense, la justice criminelle, la police judiciaire, la diplomatie au niveau mondial, afin de garantir la souveraineté du territoire et la préservation des principes républicains, tels que la démocratie, la protection des populations et de l’environnement. Ce cadre correspond à un principe de fédéralisation avec les territoires ultramarins, comme le pratiquent déjà d’autres puissances maritimes locales, par exemple l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.

Outre les enjeux démocratiques et de protection de l’environnement, le contrôle des eaux de la ZEE de Nouvelle-Calédonie doit garantir à ce nouvel État associé la sécurisation de ses rapports diplomatiques et économiques avec les États océaniens voisins, et limiter les ingérences, notamment lors des engagements industriels souverains, par exemple l’exploitation minière et l’exploitation des installations portuaires, de facto lorsque cette gestion demeure stratégique pour la métropole. Ce principe de modernisation des rapports démocratiques et constitutionnels avec des territoires ultramarins pourrait être dupliqué dans d’autres territoires ultramarins français, en premier lieu les ex TOM de l’océan Pacifique, Polynésie française et Wallis et Futuna. Il pourrait aussi permettre d’adapter les rapports et les besoins locaux dans d’autres territoires où les tensions sont grandissantes, par exemple Mayotte. Les ambitions indépendantistes ont donc une incidence majeure sur les enjeux stratégiques de la France au niveau mondial, les eaux et les fonds marins étant en première ligne lorsqu’un conflit de territorialité apparaît, avant même l’idée d’une coalition de cultures similaires dans un espace délimité, Mélanésie par exemple.

À titre de comparaison, les autres territoires ultramarins français, îles Mascareignes, Antilles et Guyane françaises, autres dépendances du Pacifique, ne se situent pas dans des milieux où les ressources halieutiques sont abondantes. Bien au contraire, les eaux des îles françaises de l’océan Indien sont victimes d’une surpêche. Les eaux de la Nouvelle-Calédonie se trouvent dans un milieu riche en poissons, et bénéficient d’un contrôle optimal lié à la protection de la barrière de corail. Les autres milieux considérés comme riches en ressources halieutiques se situent principalement sur les côtes occidentales de l’Afrique et des Amériques. S’agissant de l’extraction des hydrocarbures offshore, aucun territoire ultramarin français n’est réellement concerné à ce jour. Le golfe du Mexique, le golfe de Guinée, et le golfe Persique, constituent les trois zones les plus concernées par ces extractions sous-marines.

 
 

Charles-Edouard Despret, Analyste au sein de la Commission des Affaires Maritimes de l’INAS

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