« La guerre moderne est innovante, rapide et hybride. » Par cette observation, Mykhailo Fedorov, ministre ukrainien de la Transformation numérique, souligne combien l’adaptabilité et l’innovation rapide sont devenues des facteurs décisifs dans les conflits contemporains. La supériorité militaire passe désormais par la capacité à concevoir, produire et déployer rapidement des technologies disruptives, telles que l’intelligence artificielle, les drones ou encore les systèmes de combat autonomes. Cette nouvelle dynamique vient perturber le secteur de défense traditionnel : alors que ce secteur reposait historiquement sur des grands groupes industriels, seuls en mesure de supporter des cycles de développement longs et une innovation incrémentale, nous voyons aujourd’hui de nouveaux acteurs défier ces géants historiques avec leurs percées technologiques. De plus en plus, des startups entrent dans le secteur, et leur agilité ainsi que leur capacité d’innovation rapide en font des acteurs naturellement capables de répondre aux exigences des conflits à haute intensité et en évolution rapide. Parmi les exemples notables, nous pouvons citer Comand AI, une startup française utilisant l’IA pour améliorer le commandement militaire, et Ǫuantum Systems, un fabricant allemand de drones autonomes, tous deux contribuant activement à la défense de l’Ukraine. Soutenir ces startups, regroupées sous l’appellation Defense Tech (ou DefTech), pour leur montée en puissance au sein de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) est donc autant un enjeu technologique qu’un enjeu de souveraineté stratégique pour les États. Pourtant, malgré cette nécessité grandissante, de nombreux fonds de venture capital (capital-risque) en France et en Europe hésitent à investir dans le secteur de la défense, limitant ainsi l’accès des startups au capital et freinant le développement de la BITD.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a révélé l’urgence de renforcer les capacités de défense européennes, affaiblies par des années de sous-investissement. Ce phénomène communément appelé « dividende de la paix » est la conséquence de la réduction des dépenses de défense pendant les périodes où le risque de conflits est perçu comme moins important. Au niveau européen, des initiatives comme le Fonds européen de défense (FED) et des programmes comme Readiness 2030, anciennement ReArm Europe, visent à stimuler l’innovation et à mobiliser à la fois des capitaux publics et privés. Ils témoignent d’une hybridation croissante du financement de la défense. En complément, la nouvelle European Defence Equity Facility prévoit d’allouer 175 millions d’euros au développement d’un écosystème de venture capital investissant dans des startups et PME spécialisées dans les technologies de défense. En France, la Loi de programmation militaire (LPM) pour 2024–2030 consacre 10 milliards d’euros à l’innovation. À cela s’ajoutent plusieurs initiatives publiques à l’échelle nationale qui ciblent directement les startups, notamment le Fonds Innovation Défense, Definvest et les programmes de la DGA (Direction Générale de l’Armement), afin d’accélérer l’émergence et l’intégration de technologies de rupture au sein de la BITD. Malgré ces initiatives publiques, beaucoup des startups de la Defense Tech peinent à obtenir des financements : près de 40% des PME européennes évoluant dans le secteur de la défense déclarent que l’accès au capital est difficile ou très difficile, contre 30% des PME tous secteurs confondus selon une étude menée par la Commission Européenne en 2023. Cette difficulté à accéder au capital souligne la nécessité de développer les sources de financements alternatifs, comme le venture capital, afin d’assurer la souveraineté technologique et militaire de l’Europe.
Les acteurs privés jouent un rôle croissant dans le paysage européen des investissements en technologies de défense, complétant ainsi les efforts publics. Bien que peu de fonds de capital- risque européens se consacrent exclusivement à ce secteur, Sopra Steria Ventures recense une centaine de fonds et d’accélérateurs investissant activement dans les technologies de défense et à double usage (dual use en anglais). Ces dernières servent à la fois des applications civiles et militaires et couvrent des domaines tels que l’intelligence artificielle, la cybersécurité, les capteurs quantiques, les constellations de satellites et les systèmes autonomes. Ces technologies à double usage attirent un éventail plus large de fonds de venture capital grâce à leurs applications transversales et leur potentiel à être commercialisées à la fois sur des marchés civils et militaires. Elles permettent aux investisseurs de tirer parti de vastes marchés commerciaux tout en répondant aux besoins de la défense, attirant ainsi des investisseurs peu enclins auparavant à s’engager dans le secteur. Les bras d’investissement (corporate venture capital ou CVC) des grands groupes industriels de l’aéronautique et de la défense, tels qu’Airbus Ventures, Safran Corporate Ventures ou Thales Ventures sont également des acteurs de l’écosystème de la Defense Tech par leur soutien aux startups qui leur facilite l’intégration au sein de la BITD européenne. Les soutiens institutionnels, tels que le Fonds européen d’investissement (FEI) et le Fonds d’innovation de l’OTAN (NIF), renforcent également l’écosystème en agissant en tant que souscripteurs (limited partners ou LPs) dans certains fonds. Il convient toutefois de souligner que la France n’est pas membre du NIF et a fait le choix de privilégier des dispositifs nationaux pour accompagner ses startups stratégiques, plutôt que de participer financièrement à ce fonds. En agissant comme LPs, ces acteurs institutionnels incitent les fonds de venture capital à s’impliquer dans le secteur en apportant des capitaux, en renforçant la crédibilité des fonds qu’ils financent, réduisant ainsi le risque d’investissement. Cette combinaison d’engagements publics et privés a favorisé une croissance rapide de la Defense Tech : en 2024, l’investissement en venture capital dans la défense européenne a atteint 1 milliard de dollars, soit cinq fois plus qu’en 2020. L’Allemagne, le Royaume-Uni et la France ont attiré plus de 87% du total de ces investissements. L’émergence de trois licornes Defense Tech au cours des deux dernières années témoigne de la dynamique croissante et de la pertinence stratégique du secteur. Pourtant, la défense ne représente encore que 1,8% de l’investissement européen en venture capital et, à l’échelle mondiale, depuis 2018, les startups européennes n’ont reçu que 10% des investissements en venture capital dans les applications liées à la défense dans les pays de l’OTAN, contre 83% pour les États-Unis, soulignant un potentiel inexploité important.
Le secteur de la défense a plusieurs caractéristiques structurelles qui sont en contradiction avec les principes du venture capital, notamment le décalage temporel. Le venture capital évolue selon des cycles courts pendant lesquels les fonds ciblent des startups capables de démontrer rapidement leur adoption par le marché et de générer une croissance soutenue en un à trois ans. Ce modèle est en décalage avec le rythme du secteur de la défense, caractérisé par une lenteur de développement et des cycles d’approvisionnement pouvant s’étendre de cinq à plus de dix ans, ce qui rend l’horizon d’investissement beaucoup plus long que ce à quoi sont habitués les fonds de venture capital classiques. Même si les progrès technologiques tels que l’intelligence artificielle accélèrent l’innovation, les cycles de développement, de la R&D au prototypage puis au déploiement opérationnel, restent longs en raison des exigences de sécurité et de fiabilité du secteur. Les procédures complexes de certification auxquelles s’ajoutent les cycles d’approvisionnement gouvernementaux, allongent encore les délais. Cette lenteur est un défi pour les startups qui peuvent se retrouver à court de fonds avant de pouvoir générer du revenu. C’est la phase dite de « vallée de la mort », durant laquelle elles peinent à franchir le fossé entre la R&D et le déploiement de leur technologie. C’est ce qu’a vécu la startup française de technologie à double usage Unseenlabs, fondée en 2015, sur le marché des systèmes de surveillance maritime par satellite. Son premier lancement de satellite a eu lieu quatre ans plus tard ce qui démontre un écart de plusieurs années entre l’investissement initial et la concrétisation opérationnelle du projet. Ces délais prolongés créent des frictions pour les investisseurs en venture capital : il est extrêmement difficile d’aligner les stratégies financières sur les réalités opérationnelles des startups de la Defense Tech. Ce décalage temporel dissuade souvent les investissements en venture capital dans le secteur de la BITD.
La complexité des barrières à l’entrée, qu’elles soient financières ou réglementaires, s’ajoute à la différence de temporalité comme contrainte structurelle qui freine les investissements en venture capital dans la BITD. Sur le plan financier, les startups de la Defense Tech nécessitent des capitaux importants afin de soutenir leurs cycles de développement longs, incertains et coûteux. Nous pouvons prendre l’exemple de la startup française Dark. Créée en 2021, cette startup a levé 11 millions d’euros afin de réaliser une première mission d’essais en 2027 pour tester sa technologie spatiale à double usage permettant d’intercepter les menaces potentielles en orbite basse. Ce besoin important de financement initial conduit au paradoxe de la validation commerciale (funding-traction paradox en anglais) : les fonds de venture capital attendent que des contrats ou des programmes pilotes viennent justifier leurs investissements, en les validant commercialement. De leur côté, les startups peinent souvent à trouver leurs premiers clients sans disposer d’une technologie mature et éprouvée puisque les organismes militaires et les grands groupes industriels demandent des tests approfondis, des certifications et des autorisations réglementaires avant d’adopter une technologie, afin de limiter au maximum leur prise de risque. À la barrière financière à l’entrée de la BITD s’ajoutent les contraintes réglementaires et opérationnelles. Le secteur est fortement marqué par les réglementations classifiées en matière de défense, les cadres complexes d’octroi de licences d’exportation tels que l’ITAR (International Traffic in Arms Regulations) et les exigences en matière de souveraineté nationale, qui fragmentent les marchés au-delà des frontières. Les contrôles spécifiques à l’Europe, notamment les procédures rigoureuses de conformité en matière d’exportation et l’examen minutieux des investissements directs étrangers, limitent encore davantage leur accès aux financements et ralentissent leur développement international. Ces barrières financières et réglementaires, lorsqu’elles se combinent, créent un environnement complexe pour le venture capital. Pour les investisseurs, ces technologies sont complexes et demandent des investissements conséquents, le marché est opaque et étroitement contrôlé, les processus de validation sont longs : ce sont autant de raisons pour limiter leurs investissements dans la BITD.
Un autre obstacle structurel à l’investissement en venture capital dans la BITD est à la prédominance des grands groupes industriels tels que Thales, Dassault Aviation, Naval Group et Safran en France, Leonardo en Italie, Rheinmetall en Allemagne et BAE Systems au Royaume-Uni.
Cette concentration a façonné un modèle d’innovation centré sur ces grands groupes : le développement en interne ainsi que la sous-traitance sont les standards du secteur plutôt que l’innovation ouverte, modèle d’innovation qui est associé aux startups. Pour ces dernières, cette prédominance se traduit par un accès au marché particulièrement difficile puisque les agences d’acquisition militaires et les grands groupes de défense sont traditionnellement peu enclins à collaborer avec de jeunes entreprises plus agiles. Cette difficulté d’accès freine non seulement le développement des startups, mais dissuade également les investisseurs en venture capital, qui y voient autant de freins vers l’adoption commerciale. Pourtant, le rôle des grands groupes industriels n’est pas exclusivement obstructif : la relation entre les startups et les grands groupes de défense est intrinsèquement double et souvent contradictoire. D’une part, ces acteurs historiques sont des concurrents directs des startups de la Defense Tech qui s’appuient sur leurs capacités internes afin de développer des technologies concurrentes. D’autre part, les grands groupes sont des partenaires indispensables aux startups ou des clients potentiels dont le soutien est souvent nécessaire pour la validation et l’accès au marché. Reconnaissant l’enjeu stratégique que représente le soutien à l’innovation, la France a mis en place de nouvelles initiatives pour rapprocher startups et grands groupes de la défense. Nous pouvons citer des programmes comme RAPID (Régime d’Appui pour l’Innovation Duale) en France, qui a été mis en œuvre par l’Agence de l’Innovation de Défense (AID). De tels programmes favorisent les partenariats entre, d’une part, des startups et des PME et, d’autre part, les grands groupes industriels du secteur. Ces initiatives alimentent l’intérêt, déjà croissant, des entreprises établies pour la collaboration avec les startups en leur permettant de se comporter comme les premiers clients des startups afin de tester et accélérer le développement de leurs technologies. En encourageant le co-développement et en appliquant des modèles de « venture clienting », elles visent à faciliter la collaboration et à accélérer l’intégration des technologies des startups dans la BITD.
L’un des principaux défis structurels à l’investissements en venture capital dans la BITD est la dépendance de ce secteur aux marchés publics et aux contrats gouvernementaux, ce qui réduit considérablement le nombre de clients potentiels des startups et augmente ainsi le risque perçu par les investisseurs. Bien que les technologies à double usage offrent des sources de revenus alternatives en s’appuyant sur des marchés civils et compensent ainsi en partie la dépendance aux contrats publics, les gouvernements restent les clients centraux et indispensables au secteur de la défense, qui façonnent l’accès au marché et déterminent la demande. Au niveau européen, cette dépendance aux États confronte les fonds de venture capital à un autre défi : la fragmentation du marché de la défense. Comme chaque État membre applique ses propres réglementations, normes et procédures de passation de marchés, la complexité augmente pour les startups alors que l’interopérabilité et les possibilités de développement sont restreintes. Le problème est tangible : par exemple, les États membres de l’Union Européenne (UE) exploitent actuellement 14 modèles différents de chars de combat principaux dans leurs forces terrestres, ce qui illustre de manière frappante cette duplication et ce manque d’efficacité. Cette fragmentation complique non seulement les stratégies de développement des startups, mais décourage également les investisseurs en venture capital, qui privilégient généralement les marchés prévisibles et capables de se développer à grande échelle. Même si des initiatives telles que le plan Readiness 2030 de l’UE visent à renforcer l’innovation et les capacités technologiques en matière de défense en mobilisant notamment des ressources financières, elles sont critiquées pour ne pas répondre suffisamment aux défis liés à la fragmentation du marché et pour contribuer à renforcer au contraire les schémas de dépenses nationales. Cela soulève une préoccupation majeure pour les investisseurs, car sans un marché européen de la défense cohérent, les startups peinent à se développer au-delà de leur base nationale, ce qui diminue l’attractivité du secteur pour le venture capital malgré l’essor des opportunités technologiques.
Au-delà des contraintes structurelles de la BITD, le venture capital se heurte à des limites spécifiques qui compliquent l’investissement dans la Defense Tech. L’intégration des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) en est un exemple et a longtemps représenté un obstacle pour le venture capital dans le secteur de la BITD. Les investisseurs, soumis à une pression de la part de leurs souscripteurs (LPs), souvent des investisseurs institutionnels soumis au cadre SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) de l’UE, ont historiquement appliqué des politiques d’exclusion qui classent une grande partie de l’industrie de l’armement comme incompatible avec les mandats d’investissement durable. Dépassant les contraintes réglementaires, les considérations ESG réduisent également l’attrait du secteur pour les investisseurs en venture capital en raison des risques éthiques et réputationnels, car le secteur reste fondamentalement opaque en termes de produits, de clientèle et de scénarios d’utilisation finale. Cependant, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a entraîné un changement dans la perception du secteur de la défense. Le regain de l’intérêt des investisseurs pour le secteur se reflète dans les indices boursiers : le MSCI Europe Aerospace and Defense affiche un rendement annuel moyen prix de 31,91% entre août 2020 et 2025, contre seulement 8,19% pour MSCI Europe sur la même période, soit une progression totale de 300% pour l’aérospatial et la défense contre 48% pour tous les secteurs confondus, montrant une très forte surperformance de l’aérospatial et la défense par rapport au marché européen dans son ensemble. Le changement de perception des investisseurs se reflète également dans les allocations ESG, avec 35% des fonds ESG européens détenant des actions de la défense au premier trimestre 2025, contre 25% en 2021, selon la banque Rothschild. Les investisseurs ne sont pas les seuls à avoir un nouvel intérêt pour le secteur comme l’illustre cette déclaration du président Emmanuel Macron en juillet 2025 : « Pour être libre dans ce monde, il faut être craint. Pour être craint, il faut être puissant. La Nation, pour cela, doit être plus forte. » Au niveau politique, la Revue stratégique nationale 2025 de la France encourage les banques et les assureurs à ne pas dépasser les exclusions réglementaires liées aux critères ESG, afin de favoriser un environnement plus propice à l’investissement dans le secteur de la BITD. Parallèlement, la Banque européenne d’investissement a assoupli certaines règles d’éligibilité ESG, autorisant par exemple le financement de projets à double usage même lorsque la majorité des revenus proviennent de la défense. Ces évolutions soulignent la nécessité de clarifier que les critères ESG et la défense ne s’excluent pas mutuellement afin de permettre l’investissement à long terme dans la BITD.
La rareté des fonds spécialisés et de l’expertise interne au sein des fonds de venture capital classiques constitue également une limite à l’investissement en venture capital dans la BITD. Peu de fonds européens se consacrent exclusivement à la défense ou aux technologies à double usage, ce qui crée un cercle vicieux où le manque d’expertise des fonds limite les flux de capitaux vers le secteur et le manque de capitaux n’incite pas davantage de fonds à se spécialiser. Comme mentionné précédemment, selon Sopra Steria Ventures, environ une centaine de fonds européens, accélérateurs et fonds de Corporate Venture Capital investissent actuellement dans les technologies de défense et à double usage. Bien que le nombre de fonds axés sur la défense ait augmenté ces dernières années, la plupart des fonds de venture capital classiques ne disposent pas de cadres d’investissement structurés pour le secteur de la défense, de connaissances techniques approfondies ou d’équipes composées d’anciens officiers militaires, d’ingénieurs ou d’experts de la BITD. Ce manque d’expertise entrave leur capacité à évaluer des technologies de défense complexes, ce qui complique leur due dilligence pour les innovations complexes ou classifiées. Ce défi est exacerbé par l’absence de points de référence comparables, car le secteur de la défense a historiquement connu moins de transactions rendues publiques ou d’entreprises cotées en bourse que les secteurs technologiques classiques comme les technologies de l’information, la fintech ou encore le e-commerce. Malgré ces obstacles, de nouveaux fonds voient le jour. Par exemple, Keen Venture Partners, basé à Amsterdam a levé 125 millions d’euros pour un fonds européen dédié aux technologies de défense et de sécurité, soutenu par 40 millions d’euros du Fonds européen d’investissement. Le Fonds d’innovation de l’OTAN (NIF), une initiative d’un milliard d’euros regroupant 24 pays membres, investit dans les technologies de pointe afin de renforcer l’avance technologique de l’Alliance. Le fonds estonien Darkstar a levé 15 millions d’euros en 2025 pour des applications strictement militaires. En France, Omnes Capital a obtenu 112 millions d’euros pour la première clôture de son deuxième fonds DeepTech, Omnes Real Tech 2, qui cible les startups en phase de croissance précoce dans les domaines de la défense, de la sécurité, de l’IA, de l’informatique quantique, du nouvel espace et des matériaux avancés. Malgré ces développements prometteurs, la rareté des fonds de venture capital spécialisés reste un obstacle majeur, limitant le développement d’un écosystème de venture capital robuste, capable de soutenir et de faire croître les investissements dans la BITD européenne.
Malgré un regain d’intérêt pour la défense, illustré par l’augmentation des capitaux investis, cet élan s’essouffle lorsque les startups de la Defense Tech atteignent les phases de financement avancées, ce qui témoigne du manque de maturité de l’écosystème du venture capital en Europe. Alors que seulement 28% des capitaux investis dans les levées de fonds inférieures à 200 millions de dollars proviennent d’investisseurs non-européens, cette part grimpe à 63% pour les levées de fonds supérieures à 200 millions de dollars. Cette dépendance vis-à-vis des capitaux externes met en évidence l’immaturité du marché européen et son incapacité structurelle à soutenir la croissance des startups passé un certain stade. La pénurie de grands fonds européens aggrave le problème : peu de fonds de venture capital européens dépassent les 500 millions d’euros et, à l’exception du Fonds d’innovation de l’OTAN (le NIF), qui est une initiative publique, il n’existe pas de véritables « méga-fonds », fonds de plus d’un milliard d’euros, consacrés à la défense. Au mieux, les grands fonds de venture capital européens investissent dans des technologies à double usage ; par exemple, la société britannique Balderton Capital a mené un tour de table de 160 millions d’euros pour Ǫuantum Systems, un fabricant allemand de systèmes aériens sans pilote alimentés par l’IA utilisés dans les domaines de la défense, des interventions d’urgence et de l’industrie. A l’inverse, les États-Unis bénéficient d’un écosystème développé de méga-fonds de venture capital investissant des capitaux importants à un stade avancé dans les technologies de défense. Founders Fund, par exemple, a investi 1 milliard de dollars dans le tour de financement de série G d’Anduril, une entreprise spécialisée dans le développement de systèmes de défense autonomes, tandis que le fonds de venture capital Andreessen Horowitz (aussi appelé a16z) a engagé près de 600 millions de dollars dans sa stratégie American Dynamism, qui cible les startups des secteurs de l’aérospatiale, de la défense et d’autres secteurs jugés essentiels à la résilience nationale. La relative faiblesse de l’Europe à ce stade se reflète également dans le nombre limité de licornes Defense Tech, puisque seules trois startups, toutes à technologies à double usage, Helsing AI et Ǫuantum Systems en Allemagne ainsi que Tekever au Portugal ont atteint ce statut, et ce uniquement entre 2024 et 2025. Helsing AI se distingue en ayant levé 1,05 milliard d’euros en plusieurs tours de financement en seulement douze mois, établissant ainsi un record européen pour la Defense Tech. Bien que ces cas soient encourageants et témoignent d’un nouveau momentum, ils restent exceptionnels, et soulignent le manque de financements pour les startups de phases avancées dans l’écosystème européen de venture capital pour la BITD ainsi que sa forte dépendance aux capitaux étrangers.
Une autre des limites à l’investissement en venture capital dans la BITD réside dans le potentiel limité d’exit pour les startups de la Defense Tech. Contrairement aux États-Unis, l’Europe ne bénéficie pas d’un marché développé d’introduction en bourse pour les entreprises de la défense et, comme indiqué précédemment, le financement de fin de cycle reste sous-développé, ce qui limite les options de financement futures et freine l’enthousiasme des fonds de venture capital pour les investissements à haut risque et à long terme. C’est un cercle vicieux : le potentiel limité d’exit réduit les investissements dans le secteur, limitant de ce fait davantage les opportunités d’exit. Le cas de Preligens illustre le potentiel limité d’exit pour les startups de la Defense Tech et la tendance européenne à l’intégration industrielle nationale des startups plutôt qu’à l’expansion internationale : cette startup française spécialisée dans l’analyse de données géospatiales par l’IA a été rachetée par Safran en 2024 pour 220 millions d’euros, somme en deçà de ce qu’attendaient ses actionnaires. En effet, les préoccupations de souveraineté exacerbent encore cette dynamique, car les États européens privilégient souvent le maintien des technologies critiques sur leur territoire, ce qui restreint le nombre d’acquéreurs potentiels et dissuade les fusions transfrontalières. Par contraste, les États-Unis offrent davantage d’opportunités d’exit aux startups de la Defense Tech, dont certaines sont devenues des acteurs majeurs du secteur grâce à des financements de fin de cycle et un marché d’introductions en bourse plus développés. Par exemple, Anduril, une société américaine spécialisée dans les systèmes de défense autonomes, a levé plus de 6,84 milliards de dollars et s’est imposé comme un leader de l’innovation en matière de défense, tandis que Palantir, spécialiste américain des logiciels d’analyse de données pour la défense et la sécurité, valorisé 20 milliards de dollars avant son entrée en bourse en 2020, a vu sa capitalisation boursière atteindre aujourd’hui environ 370 milliards de dollars. L’ampleur du marché des exit aux États-Unis fournit non seulement de la liquidité aux investisseurs, mais crée aussi des incitations à un flux continu de capitaux vers les technologies de défense innovante et à haut, des conditions que l’écosystème européen ne parvient pas encore à réunir. Il est donc essentiel de développer le potentiel d’exit afin de construire un écosystème de venture capital mature en Europe, qui offre aux startups l’accès au capital de croissance, la possibilité de se développer à grande échelle et de contribuer pleinement à l’autonomie technologique et stratégique du continent.
La Defense Tech européenne cristallise les défis auxquels l’investissement en venture capital fait face en Europe, mettant en lumière les difficultés d’accès au financement, la fragmentation et l’immaturité de l’écosystème ainsi que le manque de liquidité et d’opportunités d’exit pour les startups. Le moment est décisif pour le secteur de la Defense Tech. Malgré les défis structurels, l’urgence des conflits, l’essor des technologies à double usage et l’implication croissante des acteurs publics et privés créent des opportunités inédites d’innovation au sein de la BITD. Il apparaît nécessaire que l’Union Européenne renforce et coordonne son écosystème d’investissement. La simplification et l’harmonisation des réglementations, les programmes favorisant la collaboration entre grands groupes industriels et startups, la clarification des critères ESG ainsi que le développement de l’expertise au sein des fonds sont des prérequis pour attirer davantage de capitaux privés dans la Defense Tech. L’Union Européenne peut également s’inspirer de l’exemple américain de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), une agence gouvernementale qui illustre comment un acteur public ambitieux peut soutenir durablement un écosystème et stimuler l’émergence de technologies de rupture, souvent hors de portée du secteur privé, comme le GPS. Au niveau national, la France doit continuer à encourager la Defense Tech. Le pays doit tirer parti de ses atouts, tels que sa BITD bien établie, son expertise technique, sa capacité industrielle solide et sa longue expérience dans les programmes de défense. En les associant à l’innovation et au dynamisme des startups, la France est bien positionnée pour développer de nouvelles solutions, accélérer l’adoption technologique et renforcer son rôle au sein du paysage européen de la Defense Tech, garantissant à la fois l’innovation technologique et la souveraineté du continent.
Philippine Breuil, Chargée d’études en venture capital au sein de la Commission dédiée au Financement de l’Industrie de Défense de l’INAS
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