Alors que les tensions géopolitiques s’intensifient, les besoins en matière de défense reprennent une place centrale. Ce retour en force bouscule les cadres établis de la finance durable, longtemps fondés sur des logiques d’exclusion. Portée par de nouvelles réalités politiques, économiques et climatiques et sociétales, la question de l’intégration du secteur de la défense refait surface.
La montée en puissance des concepts de finance durable, d’ESG et de fonds à impact s’est faite sans qu’une définition de la durabilité ne s’impose à l’échelle européenne. Le règlement SFDR enjoint les fonds de publier des indicateurs extra-financiers et les classe en article 6,8,9 selon leur ambition en matière de durabilité. Ce vide juridique, laisse aux investisseurs une grande latitude d’interprétation. La taxonomie européenne, qui couvre six objectifs environnementaux, ignore la dimension sociale et de gouvernance. Une première tentative d’intégration du pilier social en 2022 excluait l’industrie de la défense ; cette exclusion a été supprimée depuis, sans qu’un nouveau consensus n’ait été formalisé.
De la même manière, les labels nationaux et européens tentent d’encadrer les investissements durables, sans pour autant offrir de doctrine claire. En France, le label ISR, historiquement fondé sur une logique « best in class », permettait l’inclusion d’acteurs comme Total avant de durcir sa méthodologie en 2024 pour exclure les entreprises majoritairement exposées aux énergies fossiles. Le label Greenfin, plus strict, se concentre sur huit catégories d’activités liées à la transition énergétique. Ces deux labels excluent formellement les armes controversées, mais ne prennent pas position sur le secteur de la défense dans son ensemble.
Pour lutter contre le « greenwashing » et renforcer la crédibilité des fonds ESG, l’autorité européenne des marchés financiers (ESMA), a proposé en 2024 que les fonds utilisant les termes « durable » ou « impact » alignent au moins 80 % de leurs actifs avec des objectifs ESG précis et exclue formellement toutes activités contraires au droit international, telles que l’usage d’armes controversées ou illicites. Cependant, le cadre des échanges internationaux ne permet pas de prémunir les investisseurs du risque de controverses, les incitant ainsi à exclure l’ensemble du secteur de la défense.
L’absence d’exclusion formelle conduit la filière à faire l’objet d’une exclusion quasi systématique. Faute de cadre réglementaire les protégeant contre le détournement d’armes, les gestionnaires de fonds vont au-delà du juridique et écartent toutes les entreprises liées à l’armement sans distinction. Pour preuve, en 2022, selon une étude de Barclays, 20 % des fonds actions classés article 8 au sens de la SFDR excluent le secteur de la défense, un chiffre porté à 40 % pour les fonds article 9, bien que la réglementation ne l’impose pas explicitement. En cause : les indicateurs ESG exigés dans le cadre du reporting de durabilité SFDR, qui pénalisent mécaniquement les entreprises du secteur en raison de leur exposition aux controverses. Les fonds labellisés ISR ou Greenfin évitent également tout positionnement sur les groupes de défense, comme en témoignent les politiques d’investissement de maisons telles qu’Axa IM ou Candriam.
Ainsi, du fait de l’absence de lignes directrices explicites sur la compatibilité du secteur de la défense avec les principes de la finance durable, une exclusion implicite mais puissante s’est instaurée. Parallèlement, la conformité aux critères ESG est désormais requise pour accéder aux financements privés. Près de 46 % des encours européens sont investis dans des fonds labellisés ISR, et 59 % des véhicules distribués en France sont classés articles 8 ou 9 du SFDR. D’autre part, selon une étude Qualantis (2024), plus de 75 % des actifs gérés par des institutions sont investis en fonds ISR, reflétant l’intégration systématique des critères ESG. Le secteur de la défense, exclu de ces standards, peine alors à mobiliser des capitaux auprès de ces investisseurs.
La pression réglementaire, la prudence des investisseurs et l’exigence des États en tant que clients contraignent les entreprises de défense à dépasser les standards ESG, faisant de ces critères un levier de compétitivité. Une étude Roland Berger révèle que sur les 15 industriels majeurs, 87 % ont fixé des objectifs de réduction des GES d’ici à 2030 (60 % visent une baisse supérieure à 40 %), et plus de la moitié ciblent la neutralité carbone à horizon 2050. Sur le plan social, tous obtiennent au moins ¾ en santé et sécurité, critère clé dans un contexte de tension sur les talents techniques. En gouvernance, 87 % atteignent aussi ce niveau, reflétant des dispositifs de contrôle rigoureux exigés par leurs clients étatiques.
Cette exigence se répercute sur leurs sous-traitants, sommés de se conformer à des normes ESG strictes : feuille de route carbone, audits droits humains, certifications ISO. En vertu de la directive 2014/24/UE, les critères de durabilité et de résilience comptent pour 15 à 30 % dans l’attribution des marchés publics. Pour rester éligibles, PME/ETI doivent structurer leur reporting, au risque d’être exclues. Dans ce contexte, un financement émanant d’un fonds ESG devient un gage de crédibilité, apportant une structuration directement transposable aux appels d’offres.
En Europe, le sous-investissement dans la défense n’était pas jugé préoccupant tant que la paix régnait. Mais l’invasion de l’Ukraine a bouleversé ce paradigme en ramenant la guerre de haute-intensité sur notre continent. Depuis 2022, la montée des tensions géopolitiques, renforcée par l’élection de Donald Trump aux États-Unis, redéfinit les rapports de force entre États et réaffirme la souveraineté comme un impératif stratégique qui se prépare en temps de guerre comme en tant de paix.
Dans ce contexte, investir dans les entreprises de la BITD devient central : pour répondre à une hausse attendue des carnets de commandes de 17,5 Md€ d’ici à 2030, les entreprises devront lever entre 5 et 7 Md€ de financements nouveaux. Le 20 mars 2025, le ministère de l’ Économie et des Finances a réuni les acteurs financiers et industriels du secteur pour réfléchir sur la compatibilité entre le financement de la défense et le financement durable, et ajuster les politiques de financement. Ce même jour, Éric Lombard affirmait que « l’investissement dans la défense est responsable […] protège notre souveraineté ainsi que les principes que nous défendons : la liberté, la démocratie et le développement durable », illustrant ainsi la volonté des pouvoirs publics de mettre fin à une opposition systématique entre critères ESG et défense.
Aussi, l’Objectif de Développement Durable 16 (ODD 16) , qui vise à « promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et inclusives aux fins du développement durable, assurer l’accès de tous à la justice et mettre en place, à tous les niveaux, des institutions efficaces, responsables et ouvertes à tous », permet de légitimer la défense au regard de la responsabilité sociale. En effet, il s’agit du seul ODD traitant de questions de gouvernance, en ciblant notamment les cycles de conflits et de violences, et en appelant à une mobilisation des États pour y mettre un terme. Si la fonction régalienne de défense et l’armement ne sont pas mentionnés de manière explicite, l’analyse des sous-objectifs permet de considérer la capacité de défense des nations comme nécessaire pour garantir la sécurité dans un État de droit. Par extension, la défense pourrait ainsi être envisagée comme compatible avec les enjeux de durabilité, à condition de s’inscrire dans un cadre normatif particulièrement exigeant, notamment en matière d’armement.
L’ODD 16 relevant d’une logique de gouvernance publique, son application à l’industrie de défense implique la mise en place de standards stricts, à même d’encadrer l’usage militaire dans une perspective de maintien de la paix et de limitation des externalités négatives inhérentes à cette activité.
La base industrielle et technologique de défense (BITD) se compose de plusieurs sous-secteurs, chacun étant confronté à des dynamiques de consolidation spécifiques. Aucun d’entre eux n’a, à ce jour, atteint un niveau de consolidation pleinement optimal, bien que certaines ETI se distinguent par leur solidité au sein de l’écosystème français.
Certains segments demeurent à un stade embryonnaire de structuration, malgré leur importance stratégique croissante. C’est notamment le cas du secteur des drones légers (moins de 150 kg), qui compte aujourd’hui près de 60 constructeurs en France, sans qu’aucun ne dépasse les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. À titre de comparaison, les leaders internationaux de ce segment affichent des revenus compris entre 300 millions et 2 milliards d’euros.
Cette fragmentation traduit un besoin urgent de consolidation, tant les acteurs actuels demeurent financièrement fragiles. Cette nécessité est d’autant plus pressante que le segment des drones légers s’impose désormais comme un enjeu opérationnel majeur, comme l’a démontré la guerre en Ukraine (Rapport GICAT / ADIF, 2024). Dans cette perspective, la définition d’une stratégie ciblée de consolidation pour les sous-secteurs critiques apparaît comme une priorité pour la BITD.
Les fonds de Private Equity apparaissent comme un acteur nécessaire au développement de la BITD. Le rapport sur le financement de la BITD de Mars 2025 estime que le besoin en fonds propres de cette industrie serait d’au minimum de 1 à 3 Milliard d’euros sur les cinq prochaines années. De plus, l’apport des fonds de Private Equity ne se limite pas au financement : dans le cas d’un fonds dit « hands-on », c’est-à-dire un partenaire financier en capacité de mobiliser son expertise au service d’une participation, ces investisseurs apportent de l’expérience dans la structuration et l’intégration des nouveaux ensembles industriels. Les processus d’intégration peuvent être difficiles à appréhender pour un chef d’entreprise et créer des dysynergies. La présence d’un fonds dans une transaction permet d’apporter du confort sur ce process.
Également, ces fonds apportent de l’expérience opérationnelle car ils travaillent avec des experts sectoriels pouvant apporter des connaissances pointues aux sociétés de leur portefeuille (ex. Tikehau Capital avec ses fonds Brienne – Cybersécurité – et Ace Aero Partenaires – Aerospace & Defense). Aujourd’hui, les initiatives du Private Equity vers la BITD se multiplient, avec notamment la création de fonds spécialisés, mais les fonds effectivement investis restent insuffisant pour faire face aux besoins en fonds propres de l’industrie de Défense. La place pour les fonds de Private Equity reste importante.
Dans le cadre des opérations réalisées par les fonds, une stratégie industrielle cohérente est indispensable. Le phénomène de prime à la taille se vérifie dans le secteur Défense, c’est-à-dire que plus la taille des groupes est élevée, plus les multiples de valorisation sont élevés. De fait, les fonds ont tout intérêt à maximiser les tailles de leur participation, notamment via des opérations de fusion & acquisition au cours de la durée de vie de l’investissement. Mais l’envergure des entités nouvellement créées ne suffit pas pour réaliser un investissement de qualité, la stratégie industrielle est également primordiale. Une stratégie industrielle cohérente permettra d’optimiser les différentes synergies, que ce soit de couts, de revenus et d’optimisation de l’outil industriel, optimisant la valeur de l’actif.
Créer une cohérence industrielle permettrait de simplifier la recherche d’acquéreurs dans le cadre de la sortie de la participation, rendant le projet plus lisible et compréhensible par d’autres acteurs, que ce soit d’autres fonds ou industriels. Cet argument est essentiel pour éviter que la participation ne fasse l’objet d’opérations dites de « spin-off » ou de « carve-out », à savoir la déconsolidation d’une entreprise dont la stratégie est peu lisible ou sans synergies apparentes.
Lucie Paradis, Analyste au sein de la Commission spéciale dédiée au Financement de l’industrie de Défense de l’INAS
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