Les priorités de l'industrie nucléaire française dans le cadre de la réindustrialisation : le cas du projet EDF Nuward

Le contexte mondial de transition énergétique et de réaffirmation des souverainetés industrielles pousse la France à préserver son leadership dans le domaine nucléaire. Le projet Nuward, petit réacteur modulaire développé par un consortium français, révèle les tensions entre ambitions d’innovation, contraintes industrielles et pressions concurrentielles. Ce projet lancé en 2019 illustre les défis de l’industrie nucléaire française dans sa quête de diversification technologique et de conquête de marchés d’exportation. Entre refontes techniques, recompositions de consortium et émergence d’une concurrence européenne, ce projet constitue un observatoire des transformations dans l’écosystème nucléaire français et européen. Cette analyse examine comment le projet Nuward révèle les priorités d’EDF et de la filière nucléaire française dans le cadre de la réindustrialisation, tout en questionnant la capacité d’adaptation de cette filière face aux mutations technologiques et concurrentielles.

priorités de l'industrie nucléaire française

Genèse et évolutions du projet SMR Nuward

Le projet Nuward trouve ses origines dans l’émergence d’un marché mondial pour les petits réacteurs modulaires. Cette évolution s’inscrit dans un contexte marqué par trois tendances : la montée des engagements climatiques post-Accord de Paris, l’émergence de solutions nucléaires flexibles, et l’activisme concurrentiel des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie sur le segment des SMR.

Le 17 septembre 2019, lors de la Conférence de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique à Vienne, un consortium français composé du CEA, d’EDF, de Naval Group et de TechnicAtome dévoile le projet Nuward. Cette annonce répond à une logique de préservation du leadership technologique français face à l’émergence de concurrents internationaux sur ce segment émergent.

Le plan France 2030, lancé en octobre 2021, constitue le cadre politique de cette ambition. Cette stratégie d’investissement public de 34 milliards d’euros vise à repositionner la France sur les technologies d’avenir. Le président Emmanuel Macron annonce un investissement d’un milliard d’euros dans la filière nucléaire, dont 500 millions d’euros pour le projet Nuward SMR. Cette allocation budgétaire poursuit trois objectifs : maintenir l’avance technologique française, développer des solutions exportables vers les marchés émergents, et créer des emplois industriels sur le territoire.

Le concept de Nuward repose sur une architecture bicéphale composée de deux réacteurs à eau pressurisée de 170 MWe chacun, pour une puissance de 340 MWe. Cette configuration s’appuie sur les technologies françaises développées au cours de cinquante années d’expérience dans la conception et l’exploitation de réacteurs à eau pressurisée. L’approche technique privilégie une chaudière nucléaire intégrée, concept développé par TechnicAtome visant à optimiser la compacité du système tout en maintenant les standards de sûreté de troisième génération.

Cette chaudière intégrée consiste à regrouper dans une même enceinte le cœur du réacteur, les générateurs de vapeur et les circuits de refroidissement primaire, réduisant l’emprise au sol et simplifiant l’architecture de l’installation. Les objectifs de ce produit visent quatre domaines d’application : remplacer les centrales fossiles vieillissantes dans les pays développés, fournir une source d’énergie dé-carbonée aux pays émergents, alimenter des sites industriels isolés, et offrir des solutions de co-génération pour la production d’électricité et de chaleur industrielle.

L’année 2024 marque un tournant avec l’annonce, le 1er juillet, de faire évoluer le design du SMR. Cette décision d’EDF résulte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, un ensemble d’éléments techniques, avec des difficultés rencontrées dans la validation de la chaudière nucléaire intégrée ont révélé des défis de développement concernant la gestion thermique et les écoulements de fluide dans un espace confiné. L’incapacité de TechnicAtome à neutraliser les risques de cette technologie constitue un obstacle à l’industrialisation du projet. Des raisons économiques, avec une pression liée aux coûts de développement et la nécessité de proposer un produit compétitif face à la concurrence internationale peuvent également être avancées.

Sur le plan industriel, la complexité de fabrication et d’assemblage de la chaudière intégrée pose des défis logistiques et de qualification des procédés manufacturiers. A l’échelon politique, la pression temporelle pour disposer d’un produit commercialisable dans les délais du plan France 2030 influence cette décision de simplification. La coordination industrielle au sein du consortium s’est révélée complexe. La présence de quatre acteurs (EDF, CEA, Naval Group, TechnicAtome) avec des cultures d’entreprise, des calendriers et des priorités différents a généré des tensions organisationnelles. Des rivalités industrielles ont émergé, entre EDF et TechnicAtome sur l’orientation technique du projet.

La refonte technique s’oriente vers une simplification du concept. Le design abandonne l’architecture bicéphale pour adopter un réacteur de 400 MWe, offrant une option de co-génération jusqu’à 100 MWt. Cette évolution marque un retour vers des composants technologiques maîtrisés au sein du secteur nucléaire, abandonnant les innovations au profit d’une approche conservatoire. Le changement de direction intervenu le 1er janvier 2025 symbolise cette phase du projet, avec des objectifs révisés : finaliser la conception du réacteur d’ici mi-2026 et commercialiser un produit pour les années 2030, avec un First-Of-A-Kind construit en France. Cette transition managériale accompagne une redéfinition de la stratégie technique et commerciale du projet.

EDF et les SMR : entre ambitions stratégiques et réalités industrielles

L’engagement d’EDF dans le projet Nuward révèle une stratégie à double facette, oscillant entre réponse aux besoins nationaux et ambitions commerciales internationales. D’un côté, le contexte français de la transition énergétique et l’objectif gouvernemental de tripler la production nucléaire d’ici à 2050 créent un marché potentiel pour des solutions nucléaires de puissance intermédiaire. D’un autre côté, l’analyse des déclarations et de la stratégie commerciale de Nuward révèle une orientation vers l’exportation, le marché français apparaissant davantage comme un moyen de crédibilisation technologique.

Cette dualité se manifeste dans la stratégie de déploiement choisie : construire une première unité de référence en France permettra de crédibiliser ce produit destiné à l’export. Cette approche témoigne d’une logique industrielle où le territoire sert de vitrine technologique pour conquérir les marchés internationaux, dans les pays en développement ne disposant pas d’infrastructures électriques dimensionnées pour les grandes puissances. Cette priorité accordée à la forte puissance se reflète dans l’allocation des sites nucléaires français. Les sites d’EDF sont historiquement conçus et dimensionnés pour accueillir plusieurs générations de réacteurs de grande puissance : Gravelines peut accueillir jusqu’à 8 réacteurs, Bugey jusqu’à 6, et Penly jusqu’à 4 unités EPR. Le programme EPR2 mobilise prioritairement ces sites optimisés pour les six premiers réacteurs de nouvelle génération, tandis que huit réacteurs supplémentaires sont à l’étude sur d’autres sites nucléaires existants. Cette perspective permet d’optimiser les investissements d’infrastructure consentis et de capitaliser sur l’acceptabilité  sociale  localement acquise.  Les  SMR  s’inscrivent  dans  une  logique complémentaire mais secondaire, étant relégués vers des sites de reconversion comme Cordemais ou Fessenheim, pouvant être adaptés à de la moyenne ou petite puissance.

Le soutien politique se traduit par l’autorisation de la Commission européenne permettant à l’État français de financer Nuward à hauteur de 300 millions d’euros pour la R&D, subvention couvrant les travaux jusqu’au début de l’année 2027. Avec un parc de 58 réacteurs, la France possède une expertise reconnue dans le secteur nucléaire. Le secteur compte 2 500 entreprises et 400 000 emplois directs, indirects et induits, avec un chiffre d’affaires de 45 milliards d’euros atteignant 2% du PIB. Les SMR représentent une opportunité de consolider cette position dominante sur un segment de marché.

Le développement du projet Nuward révèle plusieurs défis structurels qu’EDF doit surmonter pour concrétiser ses ambitions SMR. L’analyse de l’approche d’EDF vis-à-vis des SMR révèle une inadéquation entre la culture d’entreprise et les exigences de ce marché émergent. EDF, façonnée par des décennies de développement et d’exploitation de réacteurs de grande puissance, aborde les SMR avec les méthodes et les référentiels techniques du nucléaire de forte puissance.Cette priorité accordée à la forte puissance se manifeste dans les choix d’EDF concernant l’implantation du démonstrateur Nuward. EDF a envisagé le site du CEA à Marcoule pour accueillir le premier SMR français, choix inadapté au profil technologique du projet. Marcoule constitue depuis les années 1950 le site français dédié aux réacteurs expérimentaux et aux technologies nucléaires innovantes, ayant accueilli le réacteur à neutrons rapides Phénix de 1973 à 2009 et devant héberger le projet Astrid avant son abandon en 2019. L’allocation de ce site à Nuward, projet basé sur des technologies PWR (Pressurized Water Reactor) maîtrisée depuis longtemps par le CEA, représenterait une perte d’opportunité pour des projets véritablement innovants apportant une valeur ajoutée aux travaux de recherche du CEA. Cette orientation révèle qu’EDF hésite à allouer l’un de ses sites commerciaux pour porter Nuward, démontrant que la priorité demeure l’attribution de ses sites aux grands réacteurs de forte puissance tandis que les SMR restent cantonnés à la sphère expérimentale, interrogeant ainsi la place réelle des SMR dans la stratégie commerciale du groupe.

Les contraintes financières d’EDF constituent un obstacle au développement des SMR. Le groupe a enregistré une perte de 17,9 milliards d’euros en 2022, due aux extensions d’arrêt pour maintenance des réacteurs. La re-nationalisation d’EDF en 2023, coûtant 9,7 milliards d’euros à l’État français, impose des contraintes budgétaires. Dans ce contexte, le programme EPR2, représentant un investissement de 52 milliards d’euros, mobilise l’essentiel des capacités financières et managériales du groupe. Le changement de direction le plus récent, opéré en mai 2025 avec l’arrivée de Bernard Fontana en remplacement de Luc Rémont, s’accompagne d’une révision des priorités stratégiques d’EDF. Le nouveau management privilégie une approche de rigueur financière, centrée sur la performance opérationnelle et l’optimisation des coûts. Bernard Fontana a annoncé un plan de réduction de 30% des coûts opérationnels, soit un milliard d’euros d’économies sur les trois milliards actuels d’ici 2030. Cette stratégie s’accompagne de projets de cession d’actifs, notamment, la filiale italienne Edison et Dalkia, pour financer les investissements dans le nucléaire français. Dans ce contexte de recentrage sur les priorités stratégiques et d’optimisation budgétaire, la question se pose de savoir comment Nuward s’inscrit dans cette nouvelle approche, particulièrement face aux investissements massifs du programme EPR2 qui mobilisent l’essentiel des ressources du groupe.

L’un des défis d’EDF concerne son manque d’expérience opérationnelle en co-génération nucléaire. Seuls 33% de l’énergie thermique produite par les réacteurs français sont convertis en électricité, le reste se dissipant dans l’environnement. Cette situation contraste avec la réalité internationale : 74 réacteurs dans le monde fonctionnent en effet en co-génération, principalement en Europe de l’Est. En France, ce potentiel demeure inexploité malgré les opportunités identifiées. Cette lacune devient problématique pour les SMR, dont l’une des promesses commerciales réside dans la capacité à fournir électricité et chaleur industrielle.

Le paysage français des SMR se caractérise par l’émergence de start-ups spécialisées dans la production de chaleur et la co-génération, développant des solutions potentiellement plus adaptées que l’approche d’EDF. Jimmy Energy conçoit des micro-réacteurs HTR dédiés à la production de chaleur industrielle dé-carbonée. Hexana développe des réacteurs modulaires de 400 MW thermiques à neutrons rapides refroidis au sodium, couplés à un système de stockage thermique. Naarea propose des micro-réacteurs à sels fondus de 1 à 40 MW, optimisés pour la simplicité opérationnelle.

Cependant, EDF dispose d’atouts considérables pour réussir dans le domaine des SMR. L’entreprise demeure le premier exploitant nucléaire mondial avec un savoir-faire et une expérience, capitalisant sur 60 années d’expertise dans la conception, le développement et l’exploitation de réacteurs à eau pressurisée. Cette position lui confère une crédibilité internationale, illustrée par son succès en Chine où les centrales reposent sur un socle technique identique aux installations françaises. EDF a développé l’EDF Nuclear Performance Model (ENPM), offre commerciale intégrée couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur nucléaire. Cette approche constitue un avantage concurrentiel face à des acteurs spécialisés, permettant de proposer des solutions clés en main aux clients internationaux.

Concurrence sur le marché des SMR en Europe : le cas du SMR de Rolls-Royce

Le projet Nuward se repositionne comme un projet européen dans un contexte concurrentiel marqué par l’émergence de plusieurs initiatives continentales utilisant des technologies similaires de réacteurs à eau pressurisée. Cette évolution répond à une double nécessité : élargir la base industrielle et technologique du projet au-delà des capacités françaises, et répondre aux attentes des clients potentiels européens en matière de diversification des approvisionnements énergétiques.

Les accords commerciaux signés par Nuward illustrent cette ambition européenne. Le partenariat avec Fortum, signé en décembre 2022, a évolué vers une étude de faisabilité de deux ans, lancée en 2023, portant sur l’exploration des prérequis techniques, réglementaires et financiers à la construction de capacités nucléaires incluant les petits réacteurs modulaires. En Pologne, l’accord avec Respect Energy établit un cadre de coopération prévoyant le développement de projets Nuward SMR, ciblant le remplacement des centrales au charbon vieillissantes. La revue réglementaire conjointe européenne constitue l’initiative du projet Nuward. Lancée en juillet 2023, cette démarche associe trois autorités de sûreté nucléaire : l’ASN française, STUK finlandaise et SÚJB tchèque. Cette initiative vise à harmoniser les approches réglementaires pour faciliter le déploiement transfrontalier des SMR au sein de l’Union européenne. Malgré ces déclarations d’ambition européenne, la majorité de la chaîne d’approvisionnement Nuward demeure française, constituant un défi pour la perception du projet comme européen.

Face à Nuward, le projet britannique Rolls-Royce SMR s’impose comme le concurrent européen, bénéficiant d’avantages structurels. Le projet trouve ses origines en 2016 lorsque Rolls-Royce identifie les SMR comme un marché pour diversifier ses activités au-delà de l’aérospatial et de la défense. Le consortium, structuré en 2019, évolue avec l’entrée d’acteurs internationaux : Constellation Energy apporte son expertise opérationnelle américaine, tandis que Qatar Investment Authority renforce les capacités financières du projet. La technologie développée par Rolls-Royce repose sur un réacteur PWR de 470 MWe basé sur des principes techniques éprouvés dans l’industrie nucléaire civile mondiale. Le design privilégie une approche conservatoire utilisant des composants standard, mais l’innovation réside dans la stratégie industrielle plutôt que dans la technologie nucléaire elle-même. L’approche industrielle constitue l’avantage concurrentiel de Rolls-Royce SMR, privilégiant une modularisation poussée où 90% du réacteur sera construit en conditions d’usine.

Sur le plan réglementaire, Rolls-Royce SMR s’engage dans le processus de Generic Design Assessment (GDA) depuis 2021. Le GDA constitue un processus d’évaluation réglementaire en quatre étapes menées par l’Office for Nuclear Regulation (ONR) et l’Environment Agency (EA), permettant d’examiner la sûreté, la sécurité et les aspects environnementaux d’un design de réacteur. Le projet a franchi l’étape 2 du GDA en 2024, validant les aspects de sûreté nucléaire. Cette validation confère une crédibilité technologique au projet, démontrant que le design répond aux standards de sûreté. Le passage à l’étape 3, engagé en 2024, devrait s’achever en 2026, ouvrant la voie au licenciement de sites. Rolls-Royce privilégie une stratégie commerciale flexible, se positionnant comme fournisseur de technologie plutôt que comme maître d’œuvre intégral. Cette approche favorise le développement de partenariats locaux adaptés aux spécificités réglementaires et industrielles de chaque marché cible. En juin 2025, le choix du gouvernement britannique de retenir Rolls- Royce SMR comme technologie privilégiée pour le programme SMR national consolide cette stratégie. L’obtention de ce soutien institutionnel offre à Rolls-Royce un marché domestique assuré et une légitimité renforcée pour ses ambitions internationales.

L’entrée de ČEZ dans le consortium en octobre 2024 constitue un tournant transformant le projet britannique en initiative européenne. ČEZ Group, équivalent tchèque d’EDF, constitue l’énergéticien d’Europe centrale avec 8,5 GW de capacités installées et six réacteurs nucléaires en exploitation. L’entreprise acquiert une participation de 20% dans Rolls-Royce SMR et s’engage dans un partenariat pour déployer jusqu’à 3 GW d’électricité SMR en République tchèque d’ici 2040.

Cette alliance transforme la perception européenne du projet Rolls-Royce SMR. Contrairement à Nuward, perçu comme français malgré ses ambitions européennes, le consortium Rolls-Royce bénéficie d’une légitimité continentale renforcée par la participation d’un énergéticien européen. ČEZ apporte sa chaîne d’approvisionnement d’Europe centrale, incluant des fournisseurs comme Škoda JS, diversifiant les sources de composants et renforçant l’acceptabilité du projet dans d’autres pays européens. L’analyse comparative entre Nuward et Rolls-Royce SMR révèle des profils contrastés reflétant des philosophies industrielles distinctes. Sur le plan technique, Nuward privilégie une approche conservatoire basée sur des technologies PWR éprouvées, garantissant une maturité technologique mais limitant la différenciation concurrentielle. Rolls-Royce SMR se distingue par une approche industrielle, capitalisant sur l’expertise manufacturière dans l’aérospatial pour révolutionner les méthodes de construction du secteur nucléaire.

L’avantage réglementaire de Rolls-Royce SMR apparaît déterminant dans la course commerciale, avec une progression avancée dans le processus GDA britannique, tandis que Nuward accuse un retard réglementaire. Les stratégies de consortium illustrent des approches contrastées : Nuward reste français malgré ses déclarations d’ambition européenne, tandis que Rolls-Royce SMR développe un consortium international. De fait, le projet britannique Rolls-Royce SMR apparaît plus européen que le français Nuward. L’alliance avec ČEZ, l’intégration de fournisseurs d’Europe centrale et la participation à l’Alliance industrielle européenne SMR confèrent au projet britannique une légitimité continentale. Cette situation révèle l’évolution du paysage industriel européen post-Brexit : la capacité d’intégration de partenaires continentaux prime sur la nationalité du leader technologique pour définir le caractère européen d’un projet.

Quelles perspectives d'avenir à la suite de la recomposition du projet SMR Nuward ?

Plusieurs scénarios d’évolution se dessinent pour l’avenir du projet Nuward et, plus largement, pour la stratégie SMR d’EDF, chacun répondant à des dynamiques industrielles, politiques et technologiques différentes qui remettent en question la capacité d’adaptation de l’industrie nucléaire française.

Un scénario optimiste verrait EDF surmonter les difficultés techniques et réussir le lancement commercial de Nuward dans les années 2030. Cette évolution supposerait plusieurs conditions convergentes : une allocation de ressources au projet malgré la concurrence interne avec les EPR2, un soutien politique durable matérialisé par les 300 millions d’euros européens et le milliard d’euros du plan France 2030, et la capacité à convaincre les clients européens de la valeur du produit français. Dans ce scénario, la simplification technique opérée en 2024 porterait ses fruits en accélérant les processus de validation réglementaire et en réduisant les risques industriels. La révision conjointe européenne avec l’ASN, STUK et SÚJB aboutirait à une harmonisation réglementaire facilitant les déploiements transfrontaliers. Ce succès reposerait sur la capacité d’EDF à développer des compétences en co-génération, par acquisition ou partenariat avec des acteurs spécialisés.

Un scénario pessimiste envisagerait l’abandon ou la suspension du projet Nuward face à l’accumulation de retards techniques et à l’insuffisance du soutien interne. Cette hypothèse s’inscrirait dans la logique de recentrage du management d’EDF, privilégiant la concentration sur les métiers dits de cœur, plutôt qu’une diversification technologique risquée. Les contraintes budgétaires liées aux difficultés financières d’EDF conduiraient à prioriser les investissements les plus rentables à court terme. Les retards accumulés face à la concurrence, l’avance réglementaire de Rolls-Royce SMR, rendraient la position concurrentielle de Nuward intenable. Dans ce scénario, EDF pourrait maintenir une participation minoritaire dans des projets de recherche SMR avec le CEA, tout en abandonnant les ambitions de commercialisation à court terme. Un scénario de partenariat européen pourrait voir EDF adopter une stratégie d’alliance européenne en rejoignant le consortium Rolls-Royce SMR, à l’image de ČEZ. Cette évolution permettrait à EDF d’apporter son expertise technologique et son expérience industrielle à un projet européen unifié, tout en préservant ses intérêts dans le segment SMR. Cette approche collaborative présenterait plusieurs avantages : la mutualisation des risques technologiques et commerciaux réduirait l’exposition financière d’EDF tout en maintenant sa présence sur le marché SMR. L’intégration dans un consortium plus avancé réglementairement permettrait de rattraper le retard accumulé par Nuward. La création d’un champion européen unifié renforcerait la capacité de concurrence face aux offres américaines, chinoises et russes.

 

Un scénario de re-positionnement sur les micro-SMR spécialisés pourrait voir EDF se repositionner sur le segment des micro-SMR, abandonnant la concurrence frontale avec Rolls- Royce au profit de niches technologiques. Cette stratégie s’appuierait sur l’émergence d’acteurs français innovants comme Jimmy Energy, Hexana ou Naarea, EDF jouant un rôle d’intégrateur et d’exploitant plutôt que de concepteur. Cette approche permettrait de valoriser les atouts d’EDF (expertise opérationnelle, capacité financière, réseau commercial international) tout en évitant la concurrence directe sur les technologies généralistes. Ce re-positionnement s’inscrirait dans les tendances de spécialisation du marché SMR, où les applications de co-génération, de dessalement ou d’alimentation de sites isolés nécessitent des approches techniques différenciées. L’analyse de ces scénarios révèle plusieurs enjeux pour l’industrie nucléaire française. À court terme, une décision claire sur l’avenir de Nuward s’impose pour éviter la dispersion des ressources. Si le maintien du projet est décidé, un renforcement des moyens alloués et l’acquisition de compétences en co-génération sont indispensables. À moyen terme, une stratégie d’alliance européenne, qu’elle passe par un rapprochement avec Rolls-Royce SMR ou par la création d’un consortium continental, semble plus prometteuse qu’une approche nationale.

À long terme, le développement d’un écosystème SMR français diversifié, associant EDF aux start-ups nationales innovantes, pourrait constituer une alternative crédible aux stratégies de grands groupes intégrés privilégiées par les concurrents internationaux. Cette approche permettrait à la France de maintenir une position de leader technologique sur des segments de niche tout en évitant la concurrence frontale sur les SMR généralistes. L’expérience du projet Nuward illustre les défis d’adaptation de l’industrie nucléaire française face aux mutations technologiques et concurrentielles. Entre innovation technologique et pragmatisme industriel, entre ambition nationale et nécessité européenne, entre leadership et émergence d’acteurs, ce projet révèle les tensions qui traversent la filière nucléaire française dans sa quête de ré-industrialisation et de préservation de sa compétitivité internationale.

Les évolutions du projet Nuward, de son lancement en 2019 à sa simplification technique en 2024, reflètent la capacité d’adaptation mais aussi les limites d’un écosystème industriel confronté à la nécessité de repenser ses méthodes et ses priorités. Face à l’émergence d’une concurrence européenne structurée et à la transformation des marchés énergétiques, l’industrie nucléaire française doit choisir entre la préservation de son modèle et l’adoption d’approches collaboratives susceptibles de garantir sa pérennité dans un environnement géopolitique et technologique en mutation. La réussite ou l’échec du projet Nuward constituera un révélateur des capacités d’adaptation de la filière nucléaire française et de sa capacité à concilier excellence technologique, compétitivité économique et ambitions géopolitiques dans le contexte de la ré-industrialisation européenne. L’enjeu dépasse le cadre d’un projet industriel pour questionner l’avenir du modèle français d’innovation nucléaire dans un monde multipolaire et technologiquement diversifié.

Nicolas Godard, Analyste au sein de la Commission spéciale dédiée à la Réindustrialisation et à l’Indépendance Stratégique de l’INAS

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