Conformité des LPs et GPs dans les fonds défense : comment encadrer les flux de capitaux sensibles ?

Dans un contexte de recomposition géopolitique rapide, les écosystèmes de défense font face à un double impératif : accélérer leur transformation technologique tout en consolidant leur souveraineté économique. Cette tension se cristallise dans les mécanismes de financement, où les fonds d’investissement jouent un rôle croissant mais ambivalent. Si les General Partners (GPs) apportent des ressources indispensables à l’innovation duale, la diversité et l’opacité de leurs Limited Partners (LPs) exposent les entreprises sensibles à des flux de capitaux à risques. Derrière la façade du capital patient, peuvent dissimuler parfois des intérêts non alignés, des stratégies d’ingérence discrètes, ou des contraintes extraterritoriales difficilement maîtrisables. Or, les dispositifs de contrôle existants, bien que renforcés, peinent à répondre à la complexité de ces chaînes de financement globalisé. Dans ce contexte, poser la question de la conformité des LPs et des GPs dans les fonds de défense, c’est interroger à la fois les angles morts de la régulation, les limites des outils juridiques actuels, et les conditions de construction d’un cadre opérationnel européen.

conformité des LPs et GPs

Les risques associés aux flux de capitaux sensibles dans les fonds de défense

Le financement des entreprises de défense par des fonds d’investissement, bien qu’il constitue une opportunité pour la modernisation de la Base industrielle et technologique de défense (BITD), s’accompagne de risques structurels importants liés à la nature des actifs concernés et aux stratégies des investisseurs. Le risque principal réside dans la captation de technologies sensibles et le développement de formes de dépendance stratégique. Les savoir-faire militaires, souvent duals, peuvent être transférés hors du territoire national par effet de levier capitalistique ou par des clauses contractuelles subtiles, comme des droits d’audit, des partages d’information technique ou des partenariats asymétriques. La BITD, moteur d’innovation technologique, est particulièrement vulnérable en raison d’un sous-investissement chronique. Cette fragilité est exploitée par des acteurs étrangers qui, selon les services de renseignement (DRSD), multiplient les tentatives d’influence sur des entreprises jugées stratégiques. Le général Éric Bucquet alerte ainsi sur une recrudescence des opérations de rachat ciblées, pouvant entraîner la perte de compétences critiques et la rupture de chaînes de valeur entière.

À ces risques technologiques s’ajoute la menace de rupture des chaînes d’approvisionnement. Une cession mal encadrée peut provoquer la délocalisation d’une capacité de production critique ou l’interruption d’un flux de composants indispensables en cas de crise. Les autorités publiques s’interrogent sur la durabilité de l’ancrage industriel français face à des transferts de propriété vers des juridictions non alignées, exposant la BITD à des vulnérabilités systémiques. Cette situation est amplifiée par les profils d’investisseurs parfois en décalage avec les exigences de souveraineté. Les fonds de capital-investissement (private equity), souvent majoritaires, recherchent une rentabilité rapide et peuvent recourir à des logiques de vente à la découpe ou à des politiques financières agressives, pénalisant l’effort d’innovation. Les exemples du démantèlement de Cobham ou de la restructuration de GKN Aerospace illustrent les effets désastreux de ces stratégies.

Les fonds de gestion d’actifs, plus passifs en apparence, exercent néanmoins une influence déterminante via les votes en assemblée générale. Quant aux fonds souverains et de pension, leur implication dans des actifs stratégiques soulève des inquiétudes spécifiques : certains, comme Mubadala, ont montré les limites d’une gestion déterritorialisée d’entreprises complexes, comme l’a illustré l’échec du rachat de Piaggio Aerospace.

Les menaces d’ingérence économique qui ciblent la BITD ne s’expriment plus seulement à travers des tentatives de rachat direct. Elles se manifestent désormais au sein même des chaînes de financement, notamment via des flux de capitaux sensibles insuffisamment filtrés dans les fonds d’investissement. Entre 2020 et 2024, le nombre d’alertes recensées par le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economiques (SISSE) du ministère de l’Economie et des Finances est passé de 353 à un pic de 968, avant de refluer légèrement à 750, totalisant près de 3 250 signalements en cinq ans. Cette explosion des menaces révèle une diversification des modes opératoires : les prises de contrôle capitalistiques ne sont plus les seules préoccupations. L’accès à l’information stratégique, la captation de propriété intellectuelle ou l’influence sur la gouvernance peuvent désormais transiter par des participations minoritaires, des fonds relais, ou des LPs non identifiés au sein de véhicules d’investissement opaques. Pour les autorités, la montée de ces risques démontre que la conformité classique – KYC formel, contrôle juridico-financier de premier niveau – est aujourd’hui insuffisante face à des schémas sophistiqués d’ingérence économique.

Cette vulnérabilité est renforcée par la structure même du tissu industriel français. De nombreuses PME et ETI du secteur de la défense, fragilisées par la crise sanitaire, sont devenues dépendantes de financements extérieurs pour préserver leur activité. Les prêts garantis par l’État, s’ils ont constitué un amortisseur temporaire, pèsent aujourd’hui lourdement sur des bilans déjà contraints. Le déficit d’investissement dans la défense française est estimé à plus de 100 milliards d’euros en dix ans, et le sous-capital chronique de la BITD alimente une exposition accrue à des investisseurs peu alignés. Dans ce contexte, la sélection et la due diligence appliquée par les GPs et LPs dans les fonds deviennent une variable stratégique majeure : un investisseur mal filtré dans un tour de table peut ouvrir une brèche vers une technologie sensible, même sans prise de contrôle formelle. L’absence de dispositifs systématiques de traçabilité des flux, ou l’impossibilité d’identifier les bénéficiaires effectifs de certains LPs, limite gravement la capacité d’anticipation des risques.

Plusieurs cas récents illustrent la nécessité d’une gouvernance renforcée dans les fonds. L’affaire Photonis, rachetée in extremis par un fonds français après le veto opposé à un investisseur américain, a met en évidence la faiblesse des protections ex ante. Le rachat d’Arquus par le groupe belge John Cockerill en 2024 ou la cession de Structil à l’américain Hexcel ont également montré que l’origine du capital, même indirecte, peut avoir un impact sur la localisation des compétences critiques. Des situations plus ambiguës, comme celle de LMB Aerospace, interrogent sur les critères utilisés pour bloquer ou non une opération : la conformité réglementaire d’un fonds ne garantit pas nécessairement l’alignement stratégique de ses souscripteurs. À l’inverse, des entreprises comme Aubert & Duval ou CNIM ont pu être maintenues sous contrôle national à condition d’un engagement public direct, tandis que l’État a exercé son droit de veto sur l’acquisition de Segault et Velan SAS par Flowserve en 2023, précisément pour éviter une perte de souveraineté technologique.

Ces cas soulignent une conclusion claire : les flux de capitaux sensibles ne peuvent plus être encadrés uniquement par le contrôle des opérations de rachat ou par des dispositifs étatiques postérieurs à l’investissement. C’est au sein même des fonds – dans la composition des LPs, les obligations de reporting imposées par les GPs, la transparence sur les chaînes de détention – que doit désormais s’opérer le premier filtrage stratégique. En matière de défense, la compliance ne peut être un exercice formel : elle devient une condition de souveraineté.

Un cadre fragmenté et asymétrique de régulations nationales et internationales

En France, le contrôle des investissements étrangers (IEF) constitue aujourd’hui le premier filtre réglementaire auquel doivent se confronter les GPs et, indirectement, leurs LPs lorsqu’ils ciblent un actif de défense ou une technologie duale. Issu d’un corpus législatif progressivement durci – abaissement du seuil déclenchant à 25 % du capital, puis, de manière temporaire mais reconduite, à 10 % pour les investisseurs hors UE dans les sociétés cotées – le dispositif autorise l’État à bloquer ou à conditionner toute prise de participation « incompatible avec les intérêts stratégiques de la nation ». Pour un fonds, cela signifie que la phase de due diligence ne peut plus se limiter au traditionnel KYC financier : il faut cartographier en détail la chaîne de détention des LPs, évaluer la trajectoire de sortie et anticiper la portée extraterritoriale de certains capitaux (fonds souverains, family offices non alignés, investisseurs tiers soumis à des sanctions). Plus de 40 % des autorisations délivrées en 2023 l’ont été assorties de conditions contraignantes : obligation de maintenir en France une ligne de production, interdiction de transférer une IP, droit de veto étatique sur toute évolution capitalistique ultérieure. Un GP qui ignore ces exigences risque de voir son closing retardé, voire annulé, et de subir un retrait immédiat de LPs institutionnels averses au risque souverain.

Le périmètre du contrôle IEF s’est lui-même étendu bien au-delà de la défense stricto sensu, intégrant cybersécurité, quantique, IA, biotechs, matières premières critiques et énergies bas carbone ; autrement dit, une large part des cibles « dual-use » privilégiées par les fonds spécialisés. Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) centralise la veille sur ces actifs sensibles, tandis que la DG Trésor pilote la délivrance des autorisations et que le Comité interministériel IEF réunit les services de renseignement (DGSI, DRSD), la DGA et d’autres ministères techniques pour évaluer chaque deal. Dans la pratique, un GP doit donc intégrer dès la lettre d’intention un calendrier allongé, prévoir des clauses suspensives spécifiques et, souvent, accepter une interaction directe avec ces autorités : présentation du tour de table LPs, plan de gouvernance post-acquisition, et dispositif interne de contrôle des transferts de données. Les exigences se durcissent encore lorsqu’un LP non européen, même minoritaire, détient un droit d’information ou un siège en comité consultatif ; il appartient alors au GP de prouver qu’aucune information stratégique ne pourra transiter sans feu vert préalable.

Enfin, la logique de « dernier ressort » – le veto pur et simple prononcé par le ministre de l’Économie – demeure, mais c’est l’épée de Damoclès qui incite les fonds à auto-filtrer leur capital en amont. Un refus officiel est rare, précisément parce qu’il suffit désormais d’imposer des engagements lourds pour décourager une structuration jugée problématique. Pour un GP, l’alternative est claire : accepter ces conditions ou renoncer à l’opération. Autrement dit, la conformité IEF est devenue indissociable de la stratégie d’investissement : elle requiert une transparence totale sur les bénéficiaires effectifs des LPs, des mécanismes internes de contrôle de flux de données et une faculté à dialoguer avec l’État sur la souveraineté technologique.

La conformité des LPs et GPs dans les fonds de défense s’inscrit désormais dans un cadre réglementaire de plus en plus structuré et contraignant à l’échelle mondiale. Ce durcissement, observé depuis la fin des années 2010, ne se limite pas à quelques grandes puissances : selon l’OCDE, près de 60 % des acquisitions étrangères sont aujourd’hui soumises à des mécanismes de filtrage, et plus de 80 % des 61 États participant à ses tables rondes sur la liberté de l’investissement disposent d’instruments spécifiques pour contrôler les flux de capitaux entrant dans leurs secteurs stratégiques.

L’Union européenne n’est pas en reste. Depuis le règlement (UE) 2019/452, un cadre commun a été établi pour encadrer le filtrage des investissements directs étrangers (IDE), avec trois objectifs : encourager les États membres à adopter un mécanisme national, harmoniser les critères d’analyse (sécurité, ordre public, résilience technologique), et mettre en place une plateforme de coopération entre autorités nationales. Pourtant, ce cadre reste largement dépendant des pratiques nationales, ce qui crée une asymétrie d’application au sein du marché intérieur. En janvier 2024, la Commission a proposé de rendre obligatoire la mise en place d’un dispositif de filtrage dans tous les États membres et d’élargir le champ de la coopération aux investissements intra-européens contrôlés en réalité par des intérêts extra-européens. Pour les fonds opérant dans le secteur de la défense ou des technologies duales, cela implique que la simple domiciliation dans un État membre peu exigeant ne garantit plus une immunité réglementaire : le regard porté sur les LPs, leurs bénéficiaires effectifs et leurs liens indirects devient un enjeu de conformité paneuropéenne.

À l’échelle comparée, plusieurs régimes étrangers anticipent et encadrent ces flux sensibles de manière beaucoup plus intrusive. Aux États-Unis, le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) dispose d’un pouvoir d’intervention sans équivalent : il peut bloquer, exiger la restructuration, voire annuler a posteriori toute transaction jugée menaçante pour la sécurité nationale, sans limitation de durée. Les fonds doivent démontrer, dans certains cas, leur capacité à isoler leurs LPs étrangers par des “proxy agreements” afin de restreindre leur accès à l’information stratégique. Ce niveau de granularité a un impact direct sur la gouvernance interne des fonds, qui doivent structurer leur capital et leur organisation autour de critères de souveraineté. Le Royaume-Uni, avec son National Security and Investment Act, impose un système d’enquête automatique sur les opérations dans 17 secteurs critiques, y compris en cas d’entrée minoritaire au capital. Des « call-in notices » permettent au gouvernement d’intervenir rétroactivement. Pour les GPs, cela signifie que tout LP à risque doit être identifié et justifié, y compris dans des opérations secondaires ou dans des fonds de fonds.

L’Allemagne adopte une approche duale : un régime sectoriel très strict (10 % de droits de vote dans la défense, le cryptage, ou les infrastructures sensibles) et un régime intersectoriel avec des seuils modulables selon la nature des technologies visées. Des autorisations préalables peuvent être demandées de façon préventive, ce qui pousse les fonds à intégrer une logique de compliance ex ante dans leur processus de levée et de gestion. Les Pays-Bas et l’Autriche imposent, eux aussi, des obligations de notification dès qu’un investisseur acquiert une « influence dominante » sur des entreprises stratégiques — notion floue qui oblige les GPs à justifier le rôle effectif de chaque LP dans la gouvernance du fonds et dans les droits associés à leur investissement.

La Chine, enfin, adopte une logique symétrique mais inverse : en plus de contrôler les IDE entrants, elle régule aussi les investissements sortants de ses propres entités, notamment via un catalogue des industries sensibles, et peut limiter l’engagement de ses fonds souverains ou de ses entreprises dans des projets technologiques stratégiques à l’étranger. Cela oblige les fonds occidentaux à une vigilance renforcée sur les origines réelles des capitaux chinois — y compris lorsqu’ils transitent par des entités tierces.

Au total, ces régimes montrent que les GPs et LPs opérant dans les secteurs de souveraineté doivent désormais intégrer une logique de conformité stratégique à tous les niveaux : sélection des souscripteurs, documentation contractuelle, organisation du pouvoir décisionnel, et reporting transparent. La gestion des flux de capitaux sensibles ne repose plus uniquement sur les États : elle devient une compétence à part entière des gestionnaires de fonds.

Les défis d’une gouvernance et d’une conformité renforcée

Le dispositif français de contrôle des investissements étrangers, pourtant renforcé depuis 2019, laisse encore les GPs et leurs LPs face à un champ réglementaire mouvant, parfois opaque, où la conformité stratégique repose autant sur leur propre vigilance que sur l’action de l’État. Première limite : la détermination même de la « sensibilité » d’un actif. La liste des secteurs protégés peine à suivre le tempo des ruptures technologiques ; l’intelligence artificielle ou certaines applications cyber sont devenues critiques en quelques trimestres, tandis que le nucléaire civil reste hors périmètre IEF. Pour un GP, cela implique une cartographie permanente des domaines dual-use et un dialogue serré avec l’administration afin d’anticiper un éventuel reclassement de la cible – sous peine de devoir reconstituer son tour de table LPs ou renégocier ses clauses post-closing.

Deuxième défi : la faiblesse des moyens et l’opacité procédurale. Le bureau CIEF, doté d’à peine sept agents, traite pourtant un flux de dossiers toujours plus complexes ; les arbitrages interministériels du CIIEF ne sont encadrés par aucun texte public et les décisions, non publiées, ne créent pas de doctrine accessible aux investisseurs. Faute de jurisprudence ouverte, chaque GP doit interpréter les précédents à partir de confidences ou de retours d’expérience partiels, ce qui allonge la due diligence et accroît l’incertitude pour les LPs étrangers de bonne foi. Troisième point : la portée limitée des engagements imposés. Les lettres d’autorisations IEF restent générales ; elles se révèlent souvent inaptes à encadrer finement les synergies technologiques entre un investisseur minoritaire et une cible sensible.

Enfin, des failles institutionnelles subsistent : dans les procédures collectives, l’urgence financière prime souvent sur la souveraineté, les administrateurs n’étant pas formés aux enjeux IEF ; et, côté achats publics, l’absence de critère « capital français sécurisé » incite les donneurs d’ordre à sélectionner l’offre la moins chère, même si le titulaire est adossé à des fonds non alignés. Ces lacunes obligent désormais les gestionnaires de fonds à internaliser une couche supplémentaire de compliance : vérification proactive des bénéficiaires effectifs, gouvernance contractuelle prévoyant des clauses de retranchement d’un LP à risque, et dispositifs de suivi post-investment capables de démontrer à l’État, chiffres à l’appui, le respect continu des engagements de souveraineté.

Un dispositif de filtrage souverain perd toute efficacité si les entreprises stratégiques n’ont, en miroir, qu’un maigre éventail de capitaux domestiques vers lesquels se tourner. Or le tissu industriel français de défense reste sous-capitalisé : ses PME et ETI, éclatées et de taille souvent sous-critique face aux géants américains, peinent à lever des fonds propres et à accéder au crédit long. Faute d’alternatives françaises crédibles, l’État se retrouve piégé entre deux maux : refuser une entrée de capitaux étrangers au risque de précipiter la faillite de la cible, ou l’autoriser en grevant sa souveraineté technologique. Pour les GPs, la perspective d’un veto IEF pèse sur les stratégies de sortie ; pour les LPs, l’illiquidité chronique du secteur réduit l’appétit, accentuant le cercle vicieux du sous-financement.

La réponse passe d’abord par le renforcement coordonné des opérateurs publics. L’Agence des participations de l’État peut sécuriser des actifs critiques, mais ses interventions demeurent ponctuelles. Bpifrance monte en première ligne avec Definvest et le Fonds Innovation Défense, orientés vers les start-up duales et la R&D profonde. Néanmoins, sa capacité à suivre les tours de table de croissance reste contrainte sans relais privés. La complémentarité avec la Caisse des dépôts et consignations permettrait de structurer des tickets majoritaires lorsque les investisseurs étrangers sont jugés non alignés. Dans ce schéma, les GPs locaux, adossés à des LPs institutionnels français (assureurs, caisses de retraite, fonds d’épargne populaire), deviendraient les vecteurs privilégiés de la recapitalisation de la BITD. Leur gouvernance devrait intégrer des clauses de neutralité stratégique, un reporting renforcé sur la chaîne des bénéficiaires effectifs et, le cas échéant, un droit de retrait rapide d’un LP à risque. Enfin, la création de véhicules ouverts au grand public offrirait un double dividende : démocratiser l’investissement de long terme et élargir la base de capitaux domestiques, sans sacrifier les exigences de conformité. En bref, un écosystème financier robuste ne protège pas seulement la souveraineté ; il donne aux GPs et LPs alignés les moyens de concurrencer, dans des conditions réglementaires équitables, les flux de capitaux sensibles venus de l’étranger.

Vers un cadre harmonisé et opérationnel pour protéger les écosystèmes stratégiques

Pour que le contrôle des flux de capitaux sensibles soit réellement opérant du point de vue des LPs et des GPs, le dispositif IEF doit gagner en granularité et en transparence. D’abord, la logique juridique doit passer d’un filtre binaire à un filtrage modulable : à chaque degré de sensibilité correspondrait un seuil d’alerte et un niveau d’examen différencié. Une prise de 5 % dans une pépite quantique n’exige pas la même vigilance qu’une montée à 25 % dans une PME mécanique – mais les deux doivent être anticipés par les GPs dans leurs lettres d’intentions. Sur le plan matériel, l’État devrait pouvoir intervenir ex post, à la manière du Royaume-Uni, si des éléments nouveaux révèlent un risque stratégique ; cela obligerait les fonds à des clauses de revoyure et à un reporting continu sur leurs LPs. De plus, la liste des secteurs protégés doit explicitement intégrer data centers, plateformes numériques, réseaux sociaux, services bancaires, culture et certains actifs immobiliers proches d’infrastructures critiques – autant de relais technologiques où des capitaux non alignés peuvent exercer une influence.

Le renforcement du contrôle des flux de capitaux sensibles dans les fonds de défense ne peut reposer uniquement sur des outils juridiques ou techniques : il exige l’ancrage d’une véritable culture de sécurité économique, partagée entre l’État, les investisseurs et l’ensemble de l’écosystème industriel. Cela suppose d’abord l’élaboration d’une doctrine de sécurité économique qui intégrerait explicitement un volet IEF. Cette doctrine, soutenue par des instructions interministérielles et nourrie d’exemples de décisions anonymisées, permettrait aux GPs de mieux anticiper les attentes de l’État français en matière de conformité stratégique. En miroir des pratiques américaines ou chinoises, la France gagnerait aussi à se doter d’un mécanisme de contrôle des investissements sortants, afin de prévenir les transferts de propriété intellectuelle ou de technologies critiques via des entités françaises investissant à l’étranger.

Le dispositif gagnerait en efficacité par une meilleure coordination interservices. Une circulation fluide de l’information entre le SISSE, les services de renseignement, le CIIEF et les hauts fonctionnaires à la défense et à la sécurité (HFDS) permettrait de mieux identifier les risques en amont des opérations. Cette veille stratégique doit être doublée d’une politique active de sensibilisation, notamment auprès des PME, souvent peu armées pour évaluer les risques d’ingérence associés à certains partenaires financiers. Il est également crucial d’inscrire, dans la commande publique, un critère explicite de souveraineté économique, permettant à l’État de privilégier les offres adossées à des fonds contrôlés et conformes, même en cas de prix supérieur.

Il est aussi nécessaire de renforcer le contrôle déontologique sur les acteurs de l’influence économique : avocats, conseils en fusion-acquisition, banques d’affaires mandatées par des investisseurs étrangers doivent être pleinement intégrés au répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), et leurs actions auprès de la DG Trésor soumises à des obligations accrues de transparence. C’est à ce prix que la conformité des GPs et LPs dans les fonds de défense ne relèvera plus d’une logique strictement formelle, mais d’une dynamique systémique, pilotée, surveillée et partagée.

Le défi posé par les flux de capitaux sensibles dans les fonds de défense dépasse la seule question du filtrage des investissements : il engage une redéfinition plus profonde de la relation entre finance, souveraineté et sécurité. Dans un environnement où les structures de détention sont de plus en plus opaques, et où l’influence peut précéder la prise de contrôle, la conformité ne peut plus se résumer à des obligations déclaratives ou à une logique juridique ex post. Elle doit devenir un outil stratégique intégré au fonctionnement des fonds eux-mêmes. Pour cela, il est impératif de structurer un écosystème financier aligné, capable de concurrencer les capitaux non alignés tout en respectant des standards élevés de transparence. Cela suppose un renforcement des moyens publics (CIEF, SISSE, APE, Bpifrance), mais aussi une responsabilisation accrue des GPs, appelés à devenir les premiers filtres de souveraineté. Le pari est exigeant : faire de la compliance non plus un coût ou un frein à l’attractivité, mais un levier de crédibilité et de confiance dans la capacité européenne à maîtriser son destin technologique et stratégique.

Grégoire Aubry, Analyste au sein de la Commission spéciale dédiée au Financement de l’Industrie de Défense de l’INAS

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