Coopération industrielle franco-émiratie : un levier de reconfiguration pour la défense navale

La France occupe une place de choix dans la stratégie navale des Émirats arabes unis, grâce à un partenariat de défense étroit et de longue date. Un accord intergouvernemental signé en 2008 a abouti à l’établissement d’une base militaire française permanente à Abou Dhabi, inaugurée en mai 2009, concrétisant le partenariat stratégique entre les deux pays. Cette implantation, baptisée Camp de la Paix (IMFEAU), accueille environ 650 militaires français et sert de point d’appui avancé dans le Golfe persique. Elle remplit des missions variées : soutien logistique aux forces déployées dans la région, entraînement en milieu désertique pour les troupes alliées, et coordination de la coopération militaire bilatérale et régionale. Signe de cette intégration, le commandant des forces françaises aux EAU est également ALINDIEN, c’est-à-dire l’officier responsable de la zone maritime océan Indien pour la France, couvrant un théâtre s’étendant de Suez jusqu’aux abords de l’Australie. La base navale d’Abou Dhabi est ainsi devenue un élément clé du dispositif français dans l’Indopacifique et un symbole tangible du rayonnement franco-émirati en matière de sécurité maritime.

coopération industrielle franco-émiratie en défense navale

Panoramas des acteurs, avancées et mécanismes

Cela étant dit, la présence française aux EAU s’accompagne d’une coopération opérationnelle et industrielle intense, faisant de la France un fournisseur majeur de capacités navales pour la marine émiratie. Historiquement, la France a largement contribué à l’essor de la flotte des EAU : dès les années 1990-2000, le chantier français CMN (Constructions Mécaniques de Normandie) a été impliqué dans la conception des corvettes Baynunah de 70 m, construites localement par Abu Dhabi Ship Building (ADSB). Ce programme lancé en 2004 (six corvettes livrées entre 2011 et 2017) a constitué un tournant, en transférant un important savoir-faire vers l’industrie émiratie. Plus récemment, en 2019, les EAU ont passé commande de deux corvettes Gowind 2500 auprès de Naval Group pour un montant d’environ 750 millions d’euros. Ces navires furtifs de nouvelle génération (2 700 tonnes, 102 m de long) ont été construits en France mais en partenariat avec ADSB, et dotés du système de combat SETIS de Naval Group ainsi que de missiles français MBDA (Exocet MM40 Block 3C et systèmes sol-air VL MICA NG). La première unité, le Bani Yas, a été lancée en 2021 et livrée fin 2023, suivie de la seconde, Al Emarat, lancée en 2022 et livrée mi-2024. Naval Group a non seulement fourni ces corvettes clés en main, mais a également assuré la formation des équipages émiratis en France et aux EAU dans le cadre d’un package global. La livraison d’Al Emarat – officiellement admise au service par le prince héritier de Dubaï en février 2025 – a été saluée comme un succès de la coopération de défense franco-émiratie, le navire intégrant même certains équipements produits localement aux EAU, signe d’un véritable transfert de technologie.

Au-delà des plateformes elles-mêmes, l’industrie de défense navale française est omniprésente à Abu Dhabi pour accompagner les ambitions émiraties. Plusieurs groupes français renforcent actuellement leur présence et multiplient les contrats aux EAU afin de soutenir la volonté d’Abu Dhabi de développer une base industrielle et technologique de défense (BITD) autonome dans le naval. Par exemple, le missilier MBDA fournit les armes principales des nouveaux navires (missiles anti-navires Exocet et missiles anti-aériens MICA de dernière génération). Le spécialiste des drones sous-marins Exail (issue de la fusion ECA Group/iXblue) propose ses solutions de robots navals et de guerre des mines à la marine émiratie, et a ouvert la voie à des coopérations dans le domaine des systèmes autonomes. Surtout, Naval Group et d’autres partenaires français participent directement à la construction de capacités souveraines aux EAU : en mars 2024, un accord tripartite a été conclu entre le Conseil Tawazun (agence émiratie d’armement), Naval Group et la société locale Marakeb Technologies pour développer un système de combat naval national (National Combat Management System, NCMS) entièrement produit aux EAU. Ce programme inclut un transfert complet de technologie et de savoir-faire, afin de doter la marine émiratie d’un système de gestion de combat 100% maîtrisé localement, tant pour les futurs navires que pour la modernisation de la flotte actuelle.

Sur le plan industriel, la coopération franco-émiratie a récemment franchi un palier supplémentaire avec la création de co-entreprises stratégiques. En mars 2025, le géant émirati de la défense EDGE Group et le constructeur naval français CMN ont annoncé la formation d’une joint-venture baptisée AD Naval, basée à Abu Dhabi. Cette alliance capitalise sur un portefeuille d’environ 7 milliards d’euros de commandes existantes, ce qui représente un levier considérable pour développer de nouvelles générations de navires militaires aux EAU. EDGE y détient 51% du capital, reflétant la volonté émiratie de garder le contrôle, tandis que CMN apporte son expertise technique et sa chaîne d’approvisionnement mondiale. La co-entreprise AD Naval se concentrera sur la production de navires de petit à moyen tonnage à haute valeur ajoutée : corvettes, patrouilleurs océaniques (OPV), vedettes rapides d’interception, trimarans, navires de débarquement, etc.. Un volet crucial de ce partenariat est la transfert de technologie : EDGE va établir un bureau d’études dédié, acquérant la propriété intellectuelle de toutes les nouvelles conceptions de navires. Ainsi, AD Naval détiendra les droits sur les designs futurs, facilitant l’émergence de capacités indigènes en architecture navale avancée. En parallèle, la JV intégrera à bord des navires les systèmes d’armes intelligents et autonomes développés par EDGE, tirant parti de l’expertise de CMN en intégration de systèmes de combat. CMN, fort d’avoir construit plus de 3 500 bateaux pour 48 marines dans le monde, n’est pas un inconnu aux EAU : il fut déjà partenaire du prestigieux programme des corvettes Baynunah il y a une quinzaine d’années. Pour les Émirats, AD Naval représente un pas de plus vers l’essor d’un pôle régional de construction navale avancée dans la péninsule arabique. Cette structure servira non seulement les besoins nationaux, mais visera aussi les marchés d’exportation où CMN est bien implanté, notamment en Afrique. En 2023, EDGE a d’ailleurs remporté un contrat de 1,1 milliard de dollars pour fournir des navires à la marine angolaise – première exportation navale majeure des EAU – illustrant la montée en puissance commerciale du duo émirati-français sur la scène internationale.

La France s’est imposée comme un partenaire incontournable des EAU dans le domaine naval. Cette coopération dense allie présence militaire permanente, fourniture d’équipements de haute technologie, formation opérationnelle, et développement de l’industrie locale. Elle s’inscrit dans une logique gagnant-gagnant : les EAU y gagnent un renforcement rapide de leurs capacités maritimes et une accélération de leur apprentissage technologique, tandis que la France consolide son influence stratégique dans le Golfe et soutient l’exportation de son industrie de défense. Toutefois, ce partenariat ne vise pas à créer une dépendance à sens unique – au contraire, il accompagne l’objectif d’Abou Dhabi de gagner en autonomie.

Ascension des capacités navales émiraties : relever le défi du capital humain

Au cours des deux dernières décennies, la marine des Émirats arabes unis est passée d’une force côtière modeste à une marine hautement technologique, capable d’opérer bien au-delà de ses eaux territoriales. Cette transformation s’est faite en plusieurs phases successives, reflétant l’évolution des menaces et des ambitions d’Abou Dhabi. Dans un premier temps, les efforts ont porté sur la défense du littoral et des eaux territoriales : il s’agissait de dissuader toute intrusion ou attaque amphibie en dotant la marine de patrouilleurs et de corvettes rapides pour la surveillance du littoral. L’acquisition dans les années 1990-2000 de navires lance-missiles (type Mubarraz), de patrouilleurs armés et des corvettes Baynunah répondait à cet impératif de sécurisation côtière. Ces moyens ont permis d’augmenter fortement le coût d’une éventuelle action hostile en mer, en couvrant le Golfe de capacités de riposte rapide.

Dans un deuxième temps, les EAU ont cherché à élargir leur dimension navale régionale, en acquérant des navires plus endurants et polyvalents capables d’opérer aussi bien en zone littorale que hauturière. L’objectif, sans viser à rivaliser quantitativement avec les marines des grands voisins, était de disposer d’une flotte crédible sur le plan régional, apte à participer aux missions de coalition et à protéger les voies maritimes autour de la péninsule arabique. C’est dans ce cadre qu’intervient l’achat en 2009 d’une corvette italienne de classe Abu Dhabi (88 m) auprès de Fincantieri. Armée de missiles anti-sous-marins (torpilles) et anti-navires (Exocet), cette corvette à longue portée (> 3 000 nm) a doté les EAU d’une capacité de lutte sous-marine alors inédite pour eux, améliorant la surveillance du détroit d’Ormuz et des approches maritimes. Dans la foulée, deux patrouilleurs furtifs Falaj 2 de 55 m ont été commandés en 2010, également en Italie. Disposant d’une faible signature radar et d’un armement modulable, ces bâtiments ont renforcé la flexibilité opérationnelle de la marine, pour des missions allant de la patrouille à la défense aérienne de point en passant par la lutte antidrones ou asymétrique. Les EAU ont pris soin dans ces programmes d’inclure des clauses de coopération industrielle : ainsi, le contrat Falaj 2 prévoyait le transfert de technologie vers ADSB pour la construction éventuelle d’unités supplémentaires localement.

La troisième phase, que nous observons actuellement, vise à doter la marine émiratie d’une profondeur stratégique océanique. Concrètement, Abou Dhabi investit dans des navires de tonnage supérieur, capables d’opérations prolongées loin du Golfe, afin de protéger les intérêts émiratis sur des théâtres plus lointains (mer Rouge, océan Indien, Méditerranée) et de contribuer à la sécurité collective au-delà du Moyen-Orient. L’acquisition des deux corvettes Gowind 2500 auprès de la France s’inscrit dans cette logique : ces navires océaniques de 2 700–2 800 tonnes peuvent parcourir 4 500 milles nautiques sans ravitaillement, ce qui les rend aptes à escorter des convois ou à patrouiller du golfe d’Oman jusqu’au canal de Suez. Leur design furtif, leur suite électronique de dernière génération (radars, guerre électronique, sonar remorqué) et leur armement complet (missiles surface-air, missiles antinavires, torpilles MU90 anti-sous-marines, artillerie et lance-roquettes antisurface) en font des corvettes multi-rôles capables d’assurer tout le spectre des opérations navales modernes. Notamment, grâce à des accords signés lors du salon IDEX/NAVDEX 2023, ces Gowind seront dotées de torpilles légères et de leurres anti-torpilles, renforçant significativement la capacité de lutte sous-marine des EAU. La mise en service du Bani Yas fin 2023 puis de Al Emarat début 2025 a considérablement accru la puissance de feu et le rayon d’action de la flotte émiratie.

Surtout, l’achat en 2021-2022 d’un navire de débarquement de type LPD (Landing Platform Dock) marque une avancée spectaculaire en matière de projection de forces. Ce bâtiment de 163 m de long, commandé auprès du constructeur indonésien PT PAL, affiche des performances sans précédent pour la région : avec 10 000 milles nautiques d’autonomie et 30 jours d’endurance, il peut opérer en haute mer pendant de longues durées. Sa capacité d’emport – près de 130 membres d’équipage, 500 soldats embarqués, des dizaines de véhicules blindés, des engins de débarquement et jusqu’à 5 hélicoptères – lui permet de projeter une force expéditionnaire complète sur des théâtres éloignés. Il peut en outre servir de plateforme offshore polyvalente, accueillant des drones aériens et divers équipements pour des missions humanitaires, de maintien de la paix ou de lutte antipiraterie. L’entrée en flotte de ce LPD (prévue vers 2024-2025) dote les EAU d’une capacité amphibie et de commandement maritime régionale, jusqu’alors réservée aux marines beaucoup plus puissantes. Elle témoigne de la détermination des Émirats à se doter d’une présence navale plus affirmée dans des eaux au-delà de leur voisinage immédiat. Concrètement, les forces émiraties pourront, grâce à ce navire, participer à des opérations multinationales loin du Golfe (évacuations de ressortissants, secours en cas de catastrophe, exercices conjoints dans l’océan Indien…), renforçant leur statut de contributeur à la sécurité internationale.

On peut ainsi mesurer le chemin parcouru : d’une marine côtière défensive, les EAU ont fait émerger en l’espace de 15 ans une marine d’eau bleue compacte mais sophistiquée, combinant des navires de guerre de surface à la pointe de la technologie et des moyens de projection lourds. Cette montée en gamme ne vise pas tant à concurrencer les flottes militaires des grandes puissances qu’à dissuader les menaces régionales et à combler l’écart qualitatif avec des adversaires potentiels. Malgré cela, il convient de noter que l’Iran conserve un net avantage quantitatif en termes de bâtiments navals, notamment avec sa flotte asymétrique de vedettes rapides armées et de missiles balistiques antinavires. Cependant, en misant sur des plateformes modernes et bien équipées, les EAU ont en partie réduit cet écart et se sont donné les moyens de contrer les tactiques asymétriques iraniennes (comme les essaims de petites embarcations ou les mines navales). Plutôt que de chercher une parité numérique intenable, Abu Dhabi a ciblé des acquisitions stratégiques qui augmentent considérablement le coût et les risques d’éventuelles agressions en mer.

Enfin, un défi subsiste pour la pleine efficience de ces capacités : le capital humain. La marine émiratie, bien que dotée d’équipements ultramodernes, reste relativement modeste en effectifs (environ 2 500 marins seulement, sur 63 000 militaires actifs toutes armées confondues). Historiquement, les EAU ont eu des difficultés à recruter et fidéliser suffisamment de personnel qualifié pour armer tous leurs nouveaux navires. Le problème est commun à de nombreuses petites nations à hauts revenus : la technologie peut s’acheter, mais former des équipages expérimentés et des spécialistes (ingénieurs, techniciens, etc.) prend du temps. Abu Dhabi a heureusement entrepris des efforts en ce sens, s’appuyant notamment sur ses partenaires (par exemple la formation intensive par la France des équipages des corvettes Gowind). À plus long terme, le développement de systèmes automatisés et la polyvalence accrue des marins émiratis devront compenser cette limitation en effectifs. Quoi qu’il en soit, la tendance générale est claire : les EAU disposent désormais d’une des marines les plus avancées technologiquement du Golfe, proportionnée à la taille du pays mais capable de tenir son rang face aux menaces et de contribuer à la stabilité maritime régionale.

Innovation technologique et nouvelles synergies de défense navale

Conscient que la supériorité maritime de demain se jouera autant sur le terrain de l’innovation que sur le tonnage, Abu Dhabi a placé l’innovation technologique au cœur de sa démarche. Cela se traduit par d’ambitieux programmes d’automatisation, de numérisation et de développement de systèmes sans équipage, souvent menés en coopération avec des partenaires internationaux.

Le navire de surface autonome 170 M-Detector développé conjointement par Abu Dhabi Ship Building (filiale d’EDGE, Émirats) et Israel Aerospace Industries (Israël) a été dévoilé lors du salon NAVDEX 2023 à Abou Dhabi. Cet USV de 17 m, qui peut opérer de façon télé-opérée ou complètement autonome, est conçu pour des missions de surveillance, de reconnaissance, de détection de mines et même de lutte anti-sous-marine, illustrant la volonté des EAU d’intégrer les technologies robotiques à leur panoplie navale.

Un des axes majeurs est le développement des systèmes navals non habités. Les Émirats arabes unis, forts de leur avance dans les drones aériens, investissent désormais dans les drones maritimes : navires de surface sans pilote (USV), drones sous-marins autonomes (UUV/AUV) et véhicules télé-opérés pour la lutte contre les mines. Lors de l’exercice multinational IMX 2023 organisé par la 5e Flotte américaine, la région a vu le déploiement d’une trentaine de systèmes non habités et d’intelligence artificielle aux côtés des forces conventionnelles, dont le drone de surface français DriX de la société Exail. Cet engin a démontré sa capacité à mener des missions de surveillance maritime et de guerre des mines aux côtés des navires alliés, préfigurant ce que seront les opérations navales de demain, mêlant essaims de drones et unités pilotées. Pour les EAU, qui ont participé à ces manœuvres, l’enseignement est clair : ils doivent intégrer ces technologies pour multiplier leurs capacités de surveillance tout en réduisant les risques pour leurs équipages.

Dans cette optique, Abu Dhabi n’hésite pas à se tourner vers de nouveaux partenaires non traditionnels. L’exemple le plus marquant est la coopération de défense émergente avec Israël. À la suite des Accords d’Abraham de 2020, un spectaculaire rapprochement militaire a eu lieu : en l’espace de deux ans, des projets conjoints ont vu le jour dans les domaines de la défense anti-aérienne, de la cybersécurité et des drones. En mars 2023, lors du salon NAVDEX, les Émirats et Israël ont dévoilé leur premier navire de surface autonome co-développé. Issu d’une collaboration entre la filiale d’EDGE ADSB (Abu Dhabi Ship Building) et Israel Aerospace Industries, cet USV de 17 m (nommé 170 M-Detector) est équipé de capteurs avancés et de systèmes d’imagerie, et peut servir à la surveillance maritime, la reconnaissance, la détection de mines et la protection des ports. Sa conception modulaire lui permettrait aussi d’emporter de petits drones aériens à décollage vertical, et d’envisager des missions de lutte anti-sous-marine en version future. Pour les deux pays, il s’agit d’un « projet technologique avancé incluant des systèmes autonomes et robotiques » qui illustre leur savoir-faire combiné, selon le PDG d’IAI Boaz Levy. Côté émirati, le patron d’ADSB David Massey a souligné que ce drone naval « réduit les risques pour le personnel et peut être produit rapidement selon les spécifications des clients », reflétant l’orientation export dès la conception. Cette coopération israélo-émiratie, impensable il y a quelques années, montre la capacité des EAU à diversifier leurs partenariats technologiques au-delà de leurs alliés traditionnels pour acquérir des savoir-faire pointus (en l’occurrence, Israël est un leader dans les drones et systèmes autonomes). Elle s’inscrit également dans une logique de contre-mesure face aux menaces communes : les deux pays, ciblés par des attaques iraniennes (missiles ou drones sur des navires marchands), voient dans ces USV un moyen innovant de contrer la menace des mines et des drones explosifs déployés par l’Iran dans le Golfe.

Outre les drones, les EAU misent sur la numérisation et l’intelligence artificielle pour accroître l’efficacité de leur marine. Le programme de Système de Combat Naval National (NCMS) mentionné plus haut s’inscrit dans cette tendance, en cherchant à développer un cœur logiciel souverain pour le commandement et le contrôle des navires. Un tel système pourra être adapté localement, intégrer de nouvelles fonctionnalités d’IA (par exemple pour l’aide à la décision tactique ou la coordination homme-machine) et garantir une maîtrise totale des données opérationnelles – un enjeu crucial de souveraineté numérique. De plus, l’IA et le traitement massif des données trouvent des applications en mer dans la maintenance prédictive (prévoyant les pannes sur les équipements critiques), l’optimisation de la consommation de carburant, ou la détection automatique de cibles sur les senseurs. Les Émirats, qui ont fait de l’IA un pilier de leur stratégie nationale, travaillent étroitement avec la France dans ce domaine : Paris et Abou Dhabi ont signé en 2018 un partenariat sur l’IA de défense, et multiplient les échanges via, par exemple, la Sorbonne d’Abu Dhabi (SUAD) et l’Institut Montaigne sur l’éthique de l’IA militaire. L’incorporation d’algorithmes d’apprentissage automatique dans les systèmes de surveillance maritime ou les analyses de renseignement naval pourrait démultiplier les capacités de réaction de la marine émiratie face à des menaces rapides et furtives.

Un autre vecteur d’innovation promu aux EAU est la fabrication additive (impression 3D) et les nouvelles technologies de production. En février 2023, Naval Group a signé un accord de collaboration avec l’Université Khalifa d’Abou Dhabi pour la recherche dans des domaines tels que l’énergie navale et l’impression 3D de pièces de rechange. Ce projet vise à développer localement la capacité de fabriquer, via la technologie additive métallique, des composantes critiques pour les navires (par exemple des pièces de maintenance ou des structures complexes) afin d’améliorer la disponibilité opérationnelle de la flotte. Les ingénieurs de Khalifa University et de Naval Group étudient la faisabilité d’imprimer des pièces navales en alliages stratégiques, en s’appuyant sur le centre ADAM (Advanced Digital and Additive Manufacturing) de l’université, le premier du genre au Moyen-Orient. Au-delà de l’aspect technique, cette coopération contribue à former une nouvelle génération d’ingénieurs émiratis et à tisser un réseau entre les industriels locaux et étrangers. Ainsi, des forums, conférences et programmes de stage découlent de ce partenariat, renforçant l’écosystème d’innovation de la défense aux EAU. L’objectif in fine est de permettre aux forces navales émiraties de réduire leur dépendance aux chaînes d’approvisionnement internationales en pouvant produire certaines pièces sur place, ce qui accroît leur résilience en cas de crise.

Le double événement IDEX/NAVDEX, organisé à Abu Dhabi, est devenu une vitrine de premier plan où les EAU exhibent leurs avancées technologiques et concluent des accords avec les grands constructeurs mondiaux. L’édition 2025 a ainsi révélé un véritable foisonnement de solutions innovantes : drones de surface de « dernière génération » exposés sur les stands, navires autonomes, armes navales guidées de précision, etc., témoignant de l’accent mis sur les hautes technologies. De nombreux accords de coopération industrielle y ont été signés avec des entreprises de premier plan (France, Italie, États-Unis, etc.), confirmant que l’innovation et les partenariats stratégiques sont deux composantes indissociables de la feuille de route des EAU pour développer une industrie navale locale florissante. En tirant parti de ces collaborations, les EAU cherchent non seulement à acquérir les équipements les plus modernes, mais aussi à maîtriser les technologies émergentes (robotique, IA, matériaux avancés) pour s’imposer comme un acteur innovant dans le secteur naval. Cette démarche contribue à accroître le soft power émirati : un pays capable de produire des navires de guerre high-tech, de les exporter (comme en Angola) et de codévelopper des drones navals révolutionnaires exerce un attrait et une influence accrus sur la scène internationale de la défense. Abou Dhabi se positionne progressivement en hub technologique de défense dans le monde arabe, attirant investissements, talents et coopérations, ce qui renforce encore son autonomie à long terme.

Diversification des partenariats et comparaisons internationales

Si la France occupe une place privilégiée dans la stratégie navale des EAU, ces derniers ont parallèlement adopté une politique de diversification de leurs partenariats en matière de défense. Cette approche plurielle permet aux Émirats de tirer avantage des expertises complémentaires de plusieurs nations, tout en évitant une dépendance exclusive vis-à-vis d’un seul fournisseur. Elle reflète également la volonté d’Abou Dhabi de s’insérer dans différents réseaux stratégiques, qu’ils soient occidentaux, asiatiques ou régionaux, afin de maximiser les opportunités tant militaires qu’industrielles.

En Europe, outre la France, l’Italie s’est affirmée comme un partenaire naval important des EAU. Fincantieri, l’un des plus grands constructeurs navals européens, a non seulement vendu aux Émirats des navires (corvette Abu Dhabi et patrouilleurs Falaj 2), mais a aussi participé au développement de la filière locale. En 2022, EDGE a créé avec Fincantieri une co-entreprise nommée Maestrale, sur le modèle d’AD Naval, pour collaborer sur des programmes navals destinés en particulier aux marchés hors-OTAN. L’objectif clairement affiché est de combiner le savoir-faire italien et les capacités de production émiraties pour remporter des contrats dans des pays tiers, en particulier en Afrique et en Asie, là où la demande en patrouilleurs, corvettes et navires de surveillance côtière est en croissance. Cette alliance s’inscrit donc à la fois dans la logique d’autonomie stratégique des EAU (développer leur BITD) et dans une stratégie commerciale offensive pour capter une part du marché mondial d’exportation. De même, l’Espagne (via Navantia) et l’Allemagne (via Lürssen) ont été approchées ces dernières années pour divers projets navals ou de garde-côtes, illustrant la démarche opportuniste des EAU pour s’associer aux meilleurs dans chaque catégorie.

Au-delà du cercle occidental, les Émirats cultivent également des liens avec des puissances émergentes de l’industrie navale. L’achat du navire amphibie à l’Indonésie – plutôt qu’à un fournisseur occidental – montre une ouverture vers l’Asie et la reconnaissance du savoir-faire croissant de pays comme la Corée du Sud, la Turquie ou l’Indonésie dans la construction navale militaire. Ces pays peuvent offrir des solutions parfois plus adaptées en coût et en approche de partenariat (par exemple, transfert de technologie plus généreux ou coproduction). On constate ainsi une tendance régionale où les États du Golfe diversifient leurs acquisitions : l’Arabie saoudite a fait construire une partie de ses nouvelles corvettes Avante en collaboration avec l’Espagne, le Qatar s’est tourné vers l’Italie pour une flotte complète (corvettes, OPV, LPD), et le Koweït a acheté des patrouilleurs à la France et à l’Italie. Dans ce contexte, les EAU se démarquent par l’ampleur de leur stratégie industrielle : là où d’autres se contentent d’achats sur étagère, Abu Dhabi insiste presque systématiquement pour inclure des clauses de fabrication locale ou de transfert de compétences. Cela explique que les EAU privilégient les partenaires prêts à « jouer le jeu » de la localisation. Les quatre principes directeurs identifiés dans l’évolution de l’industrie militaire émiratie en témoignent : choix de partenaires de premier plan mondiaux, exigence de transfert de technologie et d’externalisation de la production aux EAU, rôle de maître d’œuvre assumé par la partie émiratie lorsque c’est possible, et focalisation sur des niches de spécialité (patrouilleurs, corvettes légères furtives, drones navals) où l’expertise locale peut être consolidée. Cette approche contraste par exemple avec celle de l’Arabie saoudite qui, bien que cherchant aussi à développer sa BITD, reste encore très dépendante d’assistance étrangère sur de nombreux programmes et cible des projets plus lourds (frégates, systèmes de combat aériens) moins facilement transférables.

En termes de comparaisons internationales, la marine émiratie – bien que modeste par sa taille – est devenue un cas d’école en matière de montée en puissance rapide par l’acquisition de technologies de pointe et de partenariats multiples. Là où la plupart des marines occidentales ont mis plusieurs décennies à intégrer les drones et les réseaux numériques, les EAU ont sauté directement à l’ère des navires connectés et des essaims de drones, en tirant profit de leur flexibilité d’acquéreur et de leur trésor de guerre financier. Cette agilité rappelle dans une certaine mesure le modèle singapourien : Singapour, autre petite nation à fortes capacités, a bâti une marine ultramoderne en combinant des achats aux États-Unis, en Europe et en Asie, tout en développant une base industrielle locale (par exemple le chantier ST Marine). Les EAU semblent s’en inspirer, cherchant à eux aussi devenir un hub régional de construction navale. À plus long terme, Abu Dhabi ambitionne de pouvoir concevoir et construire de manière autonome la majorité de ses navires militaires – ce qu’indique clairement sa stratégie industrielle – et même d’exporter ces produits. Avec l’exportation des corvettes BR71 Mk II (dérivées des Baynunah) à l’Angola en 2023, la marine émiratie a prouvé qu’elle pouvait non seulement se moderniser, mais aussi concurrencer les offres internationales en qualité. Peu de pays de la taille des EAU peuvent en dire autant.

Il ne faut pas négliger non plus l’impact diplomatique de cette stratégie navale. En se dotant d’une flotte capable d’opérer aux côtés des marines occidentales, les EAU renforcent leur rôle de partenaire sécuritaire fiable. Leur participation aux opérations de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, aux patrouilles maritimes dans le cadre de la coalition internationale ou encore leur contribution discrète aux missions d’escorte dans le détroit d’Ormuz aux côtés des Européens sont autant de gages de crédibilité. La base française à Abou Dhabi, qui sert de quartier-général à la mission européenne EMASoH de surveillance d’Ormuz, n’aurait pas pu voir le jour sans la bénédiction et le soutien actif des Émirats. De même, la coopération israélo-émiratie envoie un signal fort aux autres acteurs régionaux : elle montre qu’une alliance de circonstance peut se nouer face aux menaces communes (ici l’Iran), et qu’elle peut aboutir très rapidement à des résultats concrets (le drone naval conjoint en est la preuve). Ce type de partenariat « au-delà des alliances traditionnelles » pourrait inspirer d’autres pays du Golfe à diversifier leurs propres liens. On pense par exemple au Bahreïn et au Maroc qui renforcent leurs relations avec Israël, ou à Oman qui développe des échanges de défense avec l’Inde et le Royaume-Uni simultanément.

En définitive, la stratégie navale de défense des Émirats arabes unis illustre comment un pays de taille moyenne, dépourvu d’une tradition navale ancienne, peut en peu de temps se hisser au rang d’acteur maritime de premier plan par une combinaison judicieuse d’achats stratégiques, d’innovation et de partenariats. La coopération franco-émiratie, cœur de cette transformation, a servi de catalyseur pour doter les EAU de moyens navals crédibles tout en posant les bases d’une industrie locale pérenne. En parallèle, l’ouverture à d’autres partenaires (Italie, Israël, Asie) a élargi les horizons technologiques et diplomatiques d’Abou Dhabi, lui conférant une résilience et une marge de manœuvre accrues.

Face aux défis de sécurité maritime – qu’ils soient traditionnels (puissances régionales, protection des voies commerciales) ou émergents (terrorisme, cybermenaces en mer, drones hostiles) – les Émirats arabes unis apparaissent aujourd’hui bien mieux préparés et équipés qu’il y a vingt ans.

 

Jade Delozanne, Analyste au sein de la Commission des Coopérations Industrielles et Technologiques de l’INAS

L’INAS a pour mission de contribuer au débat public sur les questions stratégiques. Ses publications reflètent uniquement les opinions de leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle de l’organisme.

Pour aller plus loin :

  • Rapport institutionnel : Ministère des Armées. (2024). Stratégie ministérielle de la défense navale et de l’innovation technologique.
  • Article de presse : Naval News. (2023, mars). Emirati-French joint venture AD Naval signs €7 billion contract.
  • Article de presse : Reuters. (2023, mai). UAE awards $1 billion patroller deal to Al Seer–Damen JV.
  • Rapport institutionnel : Tawazun Council. (2024). Stratégie de développement de la BITD navale aux EAU.
  • Article de presse : Defence News. (2025, février). UAE commissions second Gowind-class corvette built by Naval Group.
  • Rapport institutionnel : EDGE Group. (2024). Annual Innovation Defense Report.
  • Article de presse : Exail. (2023, avril). Launch of the 170 M‑Detector USV for autonomous mine counter‑measure missions.
  • Article de presse : Jane’s Defence Weekly. (2023, novembre). France–UAE agreement on National Combat Management System (NCMS).
  • Rapport institutionnel : Naval Group. (2023). Co‑development of NCMS with UAE and Marakeb Technologies.
  • Article de presse : Jane’s Navy International. (2022, décembre). UAE acquires amphibious LPD from Indonesia’s PT PAL.
  • Article de presse : The National. (2021, novembre). France and UAE to sign AI defense cooperation agreement.
  • Article de presse : Breaking Defense. (2020, juin). EDGE Group signs drone USV deal with IAI.